lundi 4 octobre 2010

Séminaire inaugural


L'embrayage nature culture
Le séminaire a consisté en deux présentations successives de M. Augustin BERQUE, suivie de celle de Luciano BOI et dont voici les comptes rendus (réalisées par leurs auteurs), puis d'une longue discussion avec les participants .

1/ Augustin Berque

Augustin Berque souligne qu'"embrayage" vise à exprimer la souplesse ou la contingence du rapport en cause. Or, traditionnellement, le rapport nature/culture a été exprimé en termes déterministes (les particularités du climat, notamment, "causant" celles de la société), au moins depuis Hippocrate, qui est resté un modèle de pensée en la matière pour toute l'Antiquité et tout le Moyen Âge.



La question évolue à partir de la Renaissance, mais le déterminisme règne toujours, et il y a même des régressions : par exemple, Montesquieu au XVIIIe siècle innove moins en la matière que Bodin au XVIe. Les fondateurs allemands de la géographie moderne, Ritter en particulier, sont déterministes. Ce déterminisme géographique, qui rive l'Etat à un sol, connaît des dérives nationalistes, notamment au XXe siècle dans la géopolitique du nazisme.

Dans l'ensemble, les thèses du déterminisme géographique aboutissent invariablement à démontrer que c'est la nature qui explique la suprématie des uns et l'arriération des autres. Tel est notamment le cas de Huntington dans la première moitié du XXe siècle, lequel "explique" l'hégémonie anglo-saxonne par le climat de la Nouvelle-Angleterre, sans se demander pourquoi le même climat n'avait pas produit l'hégémonie d'une civilisation amérindienne.

L'école française de géographie (celle de Vidal de la Blache et de ses disciples) introduisit un nouveau point de vue, que l'historien Lucien Febvre qualifia de "possibilisme". Cette école combattait le déterminisme géographique en montrant que, dans des milieux physiques comparables, des sociétés différentes développent des genres de vie différents.

Au lendemain la seconde guerre mondiale, la résipiscence de l'Occident après les atrocités du Blut und Boden (le Sang et la Terre) va frapper le déterminisme géographique d'un tabou, et lui substituer un antidéterminisme qui aboutit à une doxa métabasiste, privant la culture de toute assise dans la nature. C'est là forclore le problème, non pas le résoudre. Ce n'est que récemment que les thèses du géographe et anthropologue Jared Diamond ont réintroduit de plain pied la question, en montrant que les possibilités offertes par les divers milieux naturels de la Terre étaient loin d'être partout équivalentes, et qu'après la dernière glaciation (où toutes les sociétés humaines en étaient plus ou moins au même niveau technologique), ces conditions étaient nettement plus favorables dans le cas des zones moyennes de l'Eurasie que dans les autres parties du monde.

Il faut souligner que, par ailleurs, le déterminisme le plus cras (épais) continue de s'exprimer chez de nombreux auteurs, par exemple au Japon chez un géographe comme SUZUKI Hideo, qui reprend la thèse éculée des origines désertiques du monothéisme... sans se demander pourquoi aucun désert au monde (et ils sont nombreux) hormis ceux du Proche Orient n'a "produit" de monothéisme.

Enfin, la question a été reprise à la base par le philosophe japonais WATSUJI Tetsurô, dont le livre Fûdo (les Milieux humains, 1935) introduit le point de vue de la phénoménologie herméneutique, en insistant sur la subjectité (le fait d'être un sujet) humaine, laquelle fait que chaque société interprétera son environnement dans des termes qui vont engendrer une structure ontologique particulière. Les thèses de Watsuji, qui distingent entre kankyô (l'environnement objectif) et fûdo (le milieu empreint par la subjectité humaine) sont homologues à celles que Jacob von Uexküll développait à la même époque à propos du vivant, en distinguant l'Umgebung (le donné environnemental objectif) de l'Umwelt (le monde ambiant qui est propre à telle ou telle espèce).

Cette homologie permet d'amorcer une mésologie (étude des milieux) embrayant histoire naturelle et histoire humaine, dont l'idée centrale est celle d'une contingence exponentielle croissant du niveau ontologique de la planète (la matière) à celui de la biosphère (combinant la matière et la vie) puis à celui de l'écoumène (combinant la matière, la vie et l'esprit), c'est-à-dire se déployant du moins complexe vers le plus complexe - donc au rebours de la démarche, propre au réductionnisme déterministe, qui vise à réduire toute réalité à des éléments simples.

Lectures conseillées :

- HIPPOCRATE, Airs, eaux, lieux, Paris, Payot & Rivages, 1996.
- FEBVRE Lucien, La terre et l'évolution humaine. Introduction géographique à l'histoire, Paris, Albin Michel, 1922 (texte intégral de l'édition 1949 accessible sur Internet).
- DIAMOND Jared, De l'inégalité parmi les sociétés, Essai sur l'homme et l'environnement dans l'histoire, Paris, Gallimard, 2000) (Guns, Germs, and Steel - The Fates of Human Societies, 1999).

Texte corrélatif : (fichier joint "From inequality to inequality").

2/ Luciano Boi : 

Dans cette première présentation générale du séminaire, Luciano Boi propose quelques réflexions sur le thème de la complexité et en particulier sur la question de la complexité de la relation nature/culture. Il souligne d'emblée pourquoi il est important aujourd'hui de développer une approche dynamique et systémique de ces problèmes.
En plus de son intérêt scientifique et théorique, la pensée de la complexité est aujourd'hui importante pour être en mesure d'aborder les questions cruciales de la diversité biologique et culturelle et de l'équilibre des écosystèmes (de l'environnement au sens large du terme). De ce point de vue, la pensée de la complexité constitue une sorte de laboratoire vivant où puiser des idées, méthodes et modèles pouvant nous permettre d'aborder les questions concrètes de la récupération et requalification des soles, de la dépuration et gestion des eaux potables et de l'utilisation de la biomasse pour l'agriculture. Dès lors, le fait de conjuguer pensée théorique et savoir pratiques peut paraître aujourd’hui une tâche fondamentale, car c'est ainsi que l'on peut parvenir à établir une corrélation entre la validité des modèles théoriques basé sur de nouveaux paramètres et leur impact possible et souhaité sur les milieux naturels et culturels et la qualité de la vie.

Les théories de la complexité constituent l’une des plus importantes transformations de la pensée scientifique de ces dernières décennies. Elles ont contribué à renouveler en profondeur concepts, méthodes et modèles bien ancrés dans presque tous les domaines des sciences nature et de l’homme, de la physique à la biologie, de l’économie à la sociologie. De plus, elles ont induit un véritable changement de paradigme dans les conceptions de la réalité et de la connaissance jusqu’alors acceptées. Le premier changement significatif est de nature linguistique, plus précisément sémantique. Si on se réfère à l’étymologie, “simple” et “composé” ne signifient pas, respectivement, “facile” et “compliqué”, leur sens est plutôt “non-décomposable ” et “composé”. Or la science, qui a cherché des siècles durant à décomposer le monde en parties simples, commence à accepter, même si partiellement et graduellement, le fait que la compréhension des parties peut être, dans bon nombre de situations, une chose bien différente de la compréhension du tout. En effet, un système complexe n’est jamais une simple juxtaposition de parties simples, mais il est organisé par ses relations réciproques, qui sont à même de donner lieu à de propriétés nouvelles et collectives, irréductibles aux propriétés de ses composants. Mais non seulement le tout peut être fondamentalement différent de ses parties, mais en plus il peut en déterminer leur comportement notamment en rétroagissant sur chacun d’entre eux et sur l’ensemble. Un exemple particulièrement significatif relatif à ce type de propriétés, concerne la différence entre “ordre” et “désordre” : un seul élément d’un système n’est en lui-même ni ordonné ni désordonné, mais un grand nombre d’éléments ou composants peut être emmêlé sans aucune règle ou disposé avec régularité dans un objet ou un système. Pour comprendre les propriétés collectives, qui émergent précisément d’un grand nombre d’éléments qui se mettent à interagir de manière coopérative et imprévisible, il faut étudier les relations réciproques, et c’est ainsi qu’on peut arriver à mettre en évidence des propriétés systémiques, propres au tout et non pas aux parties, d’un quelconque phénomène physico-chimique ou d’un organisme vivant. Or, l’étude de ces propriétés peut se révéler décisive pour comprendre leur fonctionnement et comportement multi-échelle, ainsi que les propriétés spécifiques que manifeste chacun de ses différents niveaux d’organisation. Par ailleurs, la reconstruction de ces relations peut être plus ou moins difficile et demande beaucoup d’information, au sens proprement dynamique du terme et non pas simplement informatique, et la quantité et qualité de l’information requise est l’un des facteurs (paramètres) importants permettant de mesurer et comprendre la complexité.

L’un des aspects les plus intéressants de la complexité, c’est son caractère profondément interdisciplinaire et transversal. Il suffit parfois d’observer les objets, les choses et les phénomènes autour de nous et qui habitent notre espace ambiant pour découvrir que des systèmes complexes il y en a partout à tous les niveaux de la réalité, qu’elle soit physique, biologique ou perceptive. Ils font désormais l’objet d’études nombreuses dans quasiment tous les domaines de la recherche scientifique, des mathématiques à la biologie et à la neuropsychologie, de la géographie à l’anthropologie et à l’esthétique. Mais on les rencontre aussi dans la vie de tous les jours, quand on marche dans la rue, on se promène à la mer ou en montagne, en regardant un tableau ou prenant un repas. La théorie de la complexité représente aujourd’hui le langage peut-être le plus riche et mieux adapté pour étudier et comprendre le fonctionnement et les comportements d’objets et de phénomènes seul apparemment disparates, comme arbres, nuages, dunes, battements cardiaques, vols d’oiseaux, bancs de poissons et panique dans une foule. Elle s’attaque également à comprendre des phénomènes catastrophiques tels que séismes, épidémies, tumeurs qui se diffusent dans un corps et langues qui disparaissent.

Les théories de la complexité ont comme but d’étudier ceux comportements culturels et sociaux des êtres humains qui ne sont pas (ou qui le sont très faiblement) déterminés et partant très difficilement prédictibles, pour la raison, entre autres, qu’ils sont essentiellement (on pourrait dire, ontologiquement) contingents et en partie aléatoires. L’imprédictibilité, la l’irrégularité et la versatilité sont donc parmi les propriétés les plus significatives des phénomènes ci-dessus mentionnés que les théories de la complexité ont contribué à mettre en évidence. Il est important de souligner que ces propriétés concernent les interactions et elles se manifestent à plusieurs échelles et à plusieurs niveaux d’organisations de la réalité et histoire naturelles. Par exemple, de celui supramoléculaire avec les réseaux de protéines à celui physiologique avec les interactions cellulaires responsables de la croissance et de la maladie, à celui social avec les réseaux des relations humaines, et encore à celui des écosystèmes où notre espèce se constitue sous la forme d’un nœud d’un système complexe d’interconnexions. La complexité contribue à voir sous un nouveau jour la créativité à l‘œuvre dans la nature et dans la culture, dans la génération des phénomènes et milieux naturels et dans la formation de systèmes culturels de représentations. Cette complexité créatrice est au cœur même de l’interface nature/culture et elle agit dynamiquement et continuellement selon différents modes (de manière continue ou discontinue, lente ou rapide, régulière ou irrégulière, déterminée ou contingente) sur le rythme et l’évolution de ses transformations, stratifications et singularisations. Ainsi, la complexité offre une clé de lecture commune aux phénomènes naturels et aux processus culturels et, de ce fait, elle pourrait permettre de surmonter certains clivages épistémologiques et ontologiques qui se sont sédimentés au fil des siècles et à travers les civilisations entre sciences de la nature et sciences de la culture.

On voit par ces brèves remarques que les théories de la complexité (et d’autres théories qui s’y rattachent, du chaos, des structures dissipatives et irréversibles, de l’émergence, des catastrophes et des systèmes écodynamiques) ont introduit un important changement de perspective dans plusieurs domaines d’étude des sciences naturelles et humaines. Au cours de dernières trois décennies, une partie de la physique, et plus récemment des sciences de la vie et de l’homme, ont connu une transformation conceptuelle de ce type. Traditionnellement, on n’étudiait que les phénomènes qui étaient reproductibles (en accord avec les principes de la science classique), c’est-à-dire ceux qu’on pouvait reproduire en laboratoire toujours par un même protocole expérimental répété et néanmoins invariable dans ses résultats. Le changement radical consisté précisément en ce qu’on a commencé à s’intéresser à des phénomènes (aux échelles macroscopique, mésoscopique et microscopique) dont il s’avère qu’il n’est pas en général possible de faire de prévisions certaines, mais seulement d’indiquer des directions et d’évolutions possibles. On n’est plus ainsi dans le champ des choses exactes et sûres, mais plutôt dans celui des choses (dynamiquement) fluctuantes et (historiquement) contingentes. Cela a eu comme conséquence, entre autres, d’appréhender d’une tout autre manière des concepts comme ceux de “chaotique”, “instable”, “irrégulier”, “imprédictible“ : alors que par le passé ils étaient généralement connotés simplement et négativement, ils ont aujourd’hui acquis une signification complexe et positive, et en tous les cas, on leur attribue désormais un rôle important dans nos théories, décisions et actions.

Lectures conseillées :
– JACOB, F., Les jeux des possibles, Fayard, Paris, 1981.
– MAY, R.M., Stability and complexity in model ecosystems, Princeton University Press, Princeton, 1974.
– NICOLIS, G., et I. PRIGOGINE, À la rencontre du complexe, PUF, Paris, 1992.
– THOM, R., Paraboles et catastrophes, Flammarion, Paris, 1985.