mercredi 6 octobre 2010

Journée d’étude : “L’embrayage nature/culture”

Cette journée d'études a été l'occasion de discuter des nouveaux enjeux épistémologiques, anthropologiques et scientifiques que posent aujourd'hui les relations entre nature et culture. Nous présentons ici les résumés des 3 interventions.
1/ Augustin Berque, «La pensée orientale peut-elle nous aider à concevoir l'embrayage histoire naturelle / histoire humaine ?».
2/ Claude Calame, «Fabrications grecques de l'humain entre nature et culture: un point de vue d'anthropologie historique et critique».
3/ Luciano Boi, «Sciences de la complexité, philosophie de la nature et écodynamique: quelques nouveaux concepts et modèles pour repenser les relations entre nature et culture»
Exposé d'Augustin Berque :


"La pensée orientale peut-elle nous aider à concevoir l'embrayage histoire naturelle/histoire humaine?"

"La pensée orientale" est une expression qui n'est utilisée ici que par commodité. En Orient comme en Occident, il y a de nombreux courants de pensée souvent très différents. Cependant, il y a aussi des tendances générales, que l'on peut contraster. Ici, la "pensée orientale" est contrastée à la tendance générale de la pensée européenne, moderne en particulier (i.e. depuis l'établissement du paradigme occidental moderne classique, POMC, au XVIIe siècle), au dualisme sujet/objet, âme/corps, culture/nature.


Cette "pensée orientale" quant à elle réfère surtout au bouddhisme et au taoïsme, qui en Chine se sont combinés dans le chan (zen en japonais), et au Japon se sont combinés encore au fonds autochtone du shintô, dans une tendance générale qui aura marqué non seulement l'attitude des Japonais devant la nature, mais aussi la philosophie japonaise moderne, notamment dans l'école de Kyôto (illustrée par NISHIDA Kitarô, 1870-1945) et sa thématique du "dépassement de la modernité".

Ici, le point de vue n'est pas celui d'un historien des idées. C'est celui d'un géographe orientaliste, que son expérience combinant travail de terrain (notamment pour sa thèse sur la colonisation de Hokkaidô) et confrontation à une autre culture (le Japon) a peu à peu conduit à des questionnements philosophiques. Cela commence par le contraste entre la position du sujet dans les langues européennes et dans la langue japonaise, où le sujet peut être absent, et où l'expression du locuteur, au lieu d'un invariable pronom "je", passe par des mots et des tournures qui varient suivant la situation. Le sujet dépend donc de la situation ; il s'y adapte nécessairement, alors qu'en Europe il la transcende.

Cette tendance se reflète dans la "logique du prédicat" (jutsugo no ronri 述語の論理), dite aussi "logique du lieu" (basho no ronri 場所の論理) que Nishida mit en avant, à l'encontre de la logique de l'identité du sujet qui a marqué la pensée européenne depuis Aristote. Il y est question de subsomption (hôsetsu 包摂) ou d'engloutissement (botsunyû 没入) du sujet dans le prédicat ou le lieu.

Plus généralement, cette tendance marque le rapport avec les choses, que la tradition a caractérisé par des notions telles que le mono no aware 物の哀れ (la "poignance des choses") ou le principe esthétique, affirmé dès l'Antiquité, de "déléguer aux choses l'expression des sentiments", mono ni yosete omoi wo nobu 寄物陳思.


On trouve cette même désubjectivation du sujet, au bénéfice des choses, dans la poésie chinoise, par exemple dans un poème fameux de Li Bai, Seul au mont Jingting, où le poète et la montagne "se regardent mutuellement" (xiang kan 相看) et où, finalement, "il n'y a plus que le mont Jingting", zhi you Jingtingshan 只有敬亭山. Le zen quant à lui parle couramment d'une vision réciproque entre moi et la chose. Tout cela est radicalement étranger au dualisme.

Au delà de l'esthétique, la pensée scienfique moderne exprime la même tendance, par exemple chez le biologiste et primatologue IMANISHI Kinji ( 1902-1992), qui emploie souvent l'expression "subjectivation du milieu, médialisation du sujet" (kankyô no shutaika, shutai no kankyôka 環境の主体化、主体の環境化).

Questions présentes. Chez Imanishi, cette tendance a finalement conduit à une téléologie qu'on ne peut accepter d'un point de vue scientifique. Chez Nishida, elle a abouti à un ethnocentrisme absolutisant le régime impérial nippon. De telles dérives, cependant, n'abolissent pas la fécondité du changement de point de vue que permet cette "pensée orientale".

Dans ma propre mésologie (étude des milieux), il n'y a pas subsomption mais assomption du sujet dans le prédicat. C'est de ce point de vue que j'ai retenu de Nishida l'idée que le monde est prédicatif (jutsugo sekai 述語世界). Cela m'a permis de concevoir la réalité comme un rapport sujet/prédicat, r = S/P, ce qui se lit : "la réalité, c'est le sujet S en tant que prédicat P" ; par exemple, ces prises (S/P) que sont les ressources, contraintes, risques et agréments de notre environnement. De ce point de vue, cette réalité S/P est aussi le rapport nature (S)/culture (P), ou Terre/Monde (i.e. le Streit heideggérien entre Erde et Welt), et c'est également, chez Uexküll, le rapport entre le donné environnemental objectif (Umgebung) et le monde ambiant (Umwelt) propre à une espèce donnée.


Du même point de vue, l'histoire et l'évolution se conçoivent selon le rapport (((S/P)/P')/P")/P''' ..., où, indéfiniment, la réalité (S/P) se trouve replacée en position de sujet S (puis S', S'', S''' etc.) par rapport à un prédicat ultérieur P' (puis P'', P''' etc.).

La question actuelle est de rapprocher cette trajection (où indéfiniment S est assumé en P et P substantialisé en S) de ce que la "pensée orientale", à partir des tétralemmes de Nagarjuna (et plus généralement du bouddhisme du Grand Véhicule, Mahayana), a résumé par le sinogramme 即 (qui se lit ji en chinois, soku en japonais, et cheuk en coréen). On traduit le plus simplement ce 即 par : "est/n'est pas". Parmi les enjeux: dépasser le divorce entre les mots et les choses, qui est le dogme fondamental de nos sciences humaines. Dans le rapport (((S/P)/P')/P")/P''' ..., les mots (P) et les choses (S) sont consubstantiels, parce qu'ils "croissent ensemble" (cum crescent). Concrètement : mots 即 choses.

Lectures conseillées
BERQUE Augustin, le Sauvage et l'artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986, 1997.
BERQUE Augustin (dir.), Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2000, 2 vol.
BERQUE Augustin, Histoire de l'habitat idéal. De l'Orient vers l'Occident, Paris, Le Félin, 2010.

Document corrélatif


Exposé de Jean-Claude Calame

« Fabrications grecques de l'humain entre nature et culture: un point de vue d'anthropologie historique et critique »


  L'historiographe grec Thucydide inscrit dans la " nature humaine" les comportements relevés à l’occasion du déroulement de la guerre du Péloponnèse dont il fait l'histoire. Manière anthropopoiétique de construire par le discours historique une représentation psychologique et politique de l’humain qui aura une large influence sur nos propres manières de configurer l’histoire des hommes ; une représentation qui correspond essentiellement à un mode de vie, et à un mode de vie aussi fragile que versatile, tant il est vrai que la réflexion anthropopoiétique des Grecs est constamment orientée vers la pratique : l’humain est sans cesse à reconstruire entre phusis et nomos. Le parcours à travers différentes conceptions grecques de la condition de mortel, de l'Odyssée aux sophistes en passant par les sage présocratiques, confirment cette fonction d'une nature humaine comme interface entre la phusis elle-même et les coutumes relatives des hommes avec leurs différentes cultures.

Références bibliographiques:
« Interprétation et traduction des cultures. Les catégories de la pensée et du discours anthropologique », L’Homme (Paris) 163, 2002, pp. 51-78 
Masques d’autorité. Fiction et pragmatique dans la poétique grecque antique, Paris (Les Belles Lettres) 2005   chap. VIII
Prométhé généticien. Profits techniques et usages de métaphores, Paris (Les Belles Lettres: Encre Marine) 2010

Exposé de Luciano Boi
“Théorie de la complexité, philosophie de la nature et écodynamique : quelques nouveaux concepts et modèles pour repenser les relations entre nature et culture”

On a abordé des questions situées à l’interface des sciences du vivant et des sciences sociales, en essayant d’y apporter des pistes de réponse et en proposant parallèlement des possibilités de modélisations à la fois scientifiques et épistémologiques.
On a commencé par rappeler quelques-unes de ces questions : Comment ont évolué et continuent d’évoluer nos représentations concernant les relations entre la nature et la culture, entre la vie et la société ? Entrent-elles en résonance avec des mythes anciens de l’humanité, des représentations littéraires et poétiques, des réflexions philosophiques et politiques sur l’organisation et l’évolution des organismes et de nos sociétés ? Comment émergent et se transforment les concepts scientifiques et philosophiques ? Et quelle est leur influence sur les comportements individuels et collectifs au sein de tel et tel système de représentation social et politique ? Comment expliquer, par exemple, que la métaphore du code génétique (de l’alphabet chimique de l’ADN) soit devenue une image si courante et si acritique dans la société et dans la culture ?

Il s’agit, dans ce dernier cas, d’un modèle auquel on se réfère très souvent plus ou moins explicitement lorsqu’on veut montrer le caractère inéluctable et incontestable d’une assertion ou d’un fait, ou lorsqu’on veut justifier la nécessité d’un certain déterminisme biologique, culturel ou social. Alors même que dans la recherche en sciences biologiques on connaît depuis au moins une vingtaine d’années une remise en cause profonde de ce modèle, et que l’on parvient à une conception du vivant beaucoup plus complexe et dynamique et clairement non-réductionniste.

Quelle influence peuvent encore exercer dans la biologie contemporaine, 160 ans après la révolution darwinienne, des notions implicites de projet, d’auto-organisation, d’émergence, d’intentionnalité, et de finalité à l’œuvre dans la croissance et l’évolution du vivant ?

Si la vie à travers le temps a eu la capacité à donner naissance à une très grande diversité de formes, dont nombreuses sont celles qui n’en finissent de nous émerveiller et nous étonner, pourquoi ne pourrions-nous concevoir d’autres formes sociales ou politiques, mieux adaptées et plus justes ?

Par ailleurs, il y a urgence aujourd’hui à développer une réflexion sur la signification philosophique et les implications anthropologiques de certaines recherches biologiques et médicales actuelles. Il faut sur ces questions, dans le domaine des sciences du vivant comme dans celui des sciences sociales, ouvrer sur un questionnement éthique et politique, outre que scientifique et épistémologiques, en sachant bien par ailleurs que les deux plans ne peuvent pas être confondus. En particulier : qu’évoquent les couples conceptuels de normalité/pathologique, robustesse/fragilité, ordre/désordre, inné/acquis ou individuel/collectif, qui semblent être liées en quelque sorte au développement et à l’évolution mêmes de la complexité croissante du vivant, si on les utilise pour déchiffrer la complexité des sociétés humaines ? Sont-elles opportunes et fécondes pour qu’on essaye de les projeter sur le domaine extrêmement vaste et différencié de l’étude des phénomènes et des systèmes humains et sociaux ? Et, par ailleurs, quelles limites peut-il y avoir à chercher dans “les lois de la nature” des modèles qui nous serviraient à l’élaboration de modalités de fonctionnement de nos sociétés ?

Les relations et les interfaces entre les sciences du vivant et les sciences humaines et sociales doivent être repensées à plusieurs échelles, et notamment : théorique, empirique, philosophique et sociale. Il ne s’agit pas que des bénéfices ou des risques (selon le point de vue) amenés par les biotechnologies et l’ingénierie génétique, mais d’un ensemble de recherches et de questions qui n’en finissent pas de bouleverser nos connaissances et non croyances sur le “vivant” et l’“humain”, et qui demandent de notre part un grand effort de réflexion et de conceptualisation. Nous n’assistons pas seulement à un nouveau rapprochement entre les sciences du vivant et les sciences humaines, mais à l’émergence d’une connexion profonde et inédite entre leurs objets et concepts respectifs à tous les niveaux d’organisation où elles interagissent. Ainsi, il s’agit de contribuer à repenser à la fois la biologie, la philosophie et l’anthropologie du vivant, dans les contextes scientifique, social et éthique inédits actuels.

Indiquons quelques questions significatives et importantes qui sont posées aujourd’hui au sein des sciences naturelles et des sciences humaines.

– Explorer les frontières du vivant par-delà les barrières disciplinaires et la séparation entre substrats matériels (physico-chimiques) et processus transformationnels et dynamiques présidant à la construction et à la régulation des formes vivantes, depuis l’ontogenèse jusqu’à l’individuation des organismes adultes.

– Développer des modélisations mathématiques de la relation entre forme et fonction à l’aide des concepts-clés de plasticité conformationnelle et de complexité fonctionnelle. Ces modélisations devraient aussi faire appel à des méthodes et à des théories qualitatives empruntées à la topologie différentielle et à la géométrie algébrique. Leur but étant de mettre en évidence l’importance cruciale de la forme dans l’engendrement des processus organisateurs et des dynamiques évolutives.

– Étudier les interactions entre les organismes et leur environnement (entre les contraintes du développement, les facteurs épigénétiques variables et certains milieux naturels et sociaux), en prenant en considération les différentes échelles d’observation et les divers niveaux d’organisation, et ce, dans une perspective intégrative, relationnelle et non-réductionniste.

– Analyser le rôle que jouent la complexité et la plasticité dans le monde vivant, à toutes les échelles et à tous les niveaux d’organisation, depuis les génomes jusqu’aux écosystèmes, en passant par les organismes, les espèces et les systèmes sensoriels et cognitifs. Ces deux propriétés doivent en plus être considérées comme étant profondément liées et interdépendantes.

On a fait quelques brèves considérations à propos de l’importance capitale, à la fois scientifique, épistémologique et anthropologique, du dernier point, en se bornant à souligner trois points.

(i) La formation de tout organisme vivant pluricellulaire implique un système complexe de transductions des signaux intracellulaires, de communications internes et d’échanges d’informations avec le monde extérieur. L’adaptation des organismes aux variations de ce dernier conditionne en effet leur survie.

(ii) L’intégration des aspects cellulaires, organismiques et écosystémiques de l’ontogenèse biologique et de l’individuation ontologique des êtres humains revient à appréhender la complexité du vivant et exige de repenser nos questions théoriques et nos stratégies expérimentales dans le contexte d’une nouvelle interdisciplinarité.

(iii) Il est clair aujourd’hui qu’il y a diverses manières de lire un génome (tout comme il y a différentes façons d’interpréter une partition musicale). La lecture du génome est non seulement variable, mais aussi plastique, au sens aussi bien topologique que fonctionnel et sémantique du terme. On ne peut comprendre cette variabilité et cette plasticité que si l’on tient compte du fait que les processus rétroactifs et les causalités non linéaires (des relations corrélatives) jouent un rôle majeur dans l’organisation et la régulation de l’organisme, ainsi que, d’ailleurs, dans ses dysfonctionnements.

Aux influences du premier niveau de la synthèse des protéines s’ajoute la complexité des niveaux supérieurs. En effet, il n’y a pas de relation univoque entre les gènes et les fonctions biologiques. (On pourrait dire, de même, qu’il n’y a pas de relation univoque entre la forme et la fonction, comme il n’y a non plus de relation univoque entre le cerveau et la pensée.) En fait, dire qu’un gène est un « gène x pour la fonction y » est toujours inexact. De nombreuses protéines produites par des gènes doivent agir de concert – de plus en plus “collectivement” – pour générer les fonctions biologiques du niveau supérieur.

La métaphore qui décrit le génome comme le « livre de la vie » est profondément incorrecte et réductionniste. L’idée que nous développons dans nos recherches est que le « livre de la vie », c’est la vie elle-même : son histoire, sa dynamique, son évolution, ses rythmes réguliers et ses événements contingents. Elle ne peut être réduite aux génomes. Les fonctions des systèmes biologiques reposent aussi et davantage sur d’importantes propriétés de la matière vivante qui ne sont pas déterminées par les gènes, sur divers facteurs épigénétiques et sur de multiples effets induits par des milieux naturels et sociaux spécifiques. C’est la raison pour laquelle les bons niveaux d’abstraction pour penser le vivant sont à la fois la cellule, l’organisme, l’écosystème et l’espace cognitif-symbolique, ainsi que les interactions complexes qui se tissent entre ces niveaux en relations avec des contextes locaux et/ou globaux.

C’est au fond l’intuition profonde que sous-tendent les affirmations suivantes de Paul Valéry (dans “L’homme et la coquille”, Œuvres, I, Pléiade, 1957) :

« Les parties de toute forme naturelle ou de tout organisme sont unies par un autre lien que la cohésion et la solidité de la matière ».

«… il est probable que dans le progrès de l’accroissement du mollusque et de sa coquille, selon le thème inéluctable de l’hélice spiralée, se composent indistinctement et indivisiblement tous les constituants que la forme non moins inéluctable de l’acte humain nous a appris à considérer et à définir distinctement : les forces, le temps, la matière, les liaisons, et les différents « ordres de grandeurs » entre lesquels nos sens nous imposent de distinguer. La vie passe et repasse de la molécule à la micelle, et de celle-ci aux masses sensibles, sans avoir égard aux compartiments de nos sciences, c’est-à-dire de nos moyens d’action. »

« Comme un son pur, ou un système mélodique de sons purs, au milieu des bruits, ainsi un cristal, une fleur, une coquille se détachent du désordre ordinaire de l’ensemble des choses sensibles. Ils nous sont des objets privilégiés, plus intelligibles à la vue, quoique plus mystérieux à la réflexion, que tous les autres que nous voyons indistinctement. Ils nous proposent, étrangement unies, les idées d’ordre et de fantaisie, d’invention et de nécessité, de loi et d’exception ; et nous trouvons à la fois dans leur apparence, le semblant d’une intention et d’une action que les eût façonnés à peu près comme les hommes savent faire, et cependant l’évidence de procédés qui nous sont interdits e impénétrables. Nous pouvons imiter ces formes singulières ; et nos mains savent tailler un prisme, assembler une feinte fleur, tourner ou modeler une coquille ; nous savons même exprimer par une formule leur caractère de symétrie, ou les représenter d’assez près par une construction géométrique. Jusque-là, nous pouvons prêter à la « Nature » : lui sonner des dessins, une mathématique, un goût, une imagination, qui ne sont pas infiniment différents des nôtres ; mais voici que, lui ayant concédé tout ce qu’il faut d’humain pour se faire comprendre des hommes, elle nous manifeste, d’autre part, tout ce qu’il faut d’inhumain pour nous déconcerter… Nous concevons la construction de ces objets, et c’est par quoi ils nous intéressent et nous retiennent ; nous ne concevons pas leur formation, et c’est par quoi ils nous intriguent. Bien que faits ou formés nous-mêmes par voie de croissance insensible, nous ne savons rien créer par cette voie. »

Il ne fait aucun doute (à nos yeux) qu’il faille introduire des concepts épistémologiques et des pratiques méthodologiques qui permettent aux sciences biologiques et humaines du XXIe siècle de prendre en compte les dynamiques spatio-temporelles multiéchelle et l’intégration des différents niveaux d’organisation du vivant et de son environnement complexe et ainsi changer le paradigme dominé par les notions de « genetic switch » et de programme génétique.

Appréhender la morphogenèse et les autres stades de la formation des êtres vivants, ainsi que leurs différents niveaux de complexité ontologique, suppose d’abord que nous comprenions en quoi le comportement d’une cellule est le reflet de son intégration dans le tout de l’organisme ; puis en quoi le comportement d’un organisme est le reflet de son intégration dans l’environnement naturel ; enfin en quoi l’environnement naturel est le reflet de son intégration dans des milieux culturels et sociaux.

De manière plus générale (nous reprenons en l’adaptant la belle expression de Maurice Merleau-Ponty) : “la vie est une œuvre en soi, en permanent devenir et sans cesse à la recherche du sens à partir de sa propre histoire et de son mode d’être dans le monde”. Ajoutons que l’histoire de la vie enfonce ses racines jusque dans l’ontogenèse de chaque individu et que ce mode d’être dans le monde est tributaire de notre constitution plurielle et de notre individuation singulière.

Quant à la de plasticité, on peut faire les considérations suivantes. D’abord, il est important de montrer comment la constitution et l’individuation du vivant et son histoire (celle de la diversification des formes de vie, ou celle, toujours renouvelée, de la redéfinition des individus) se fonde, à toutes les échelles, sur une caractéristique surprenante et fondamentale : la plasticité. On l’entend ici au sens large, comme la capacité que possède le vivant, ou certains de ses constituants, de se déformer, de se modeler (son étymologie grecque, plassô, l’indique), ou d’être façonné en réponse à diverses sollicitations, tout en conservant une cohérence et une unité profondes. Ainsi, on pourrait définir la plasticité comme une tension dynamique entre fragilité et robustesse. Pour préciser l’idée de plasticité, on propose d’utiliser le langage de la théorie des systèmes dynamiques (théorie qui associe à tout espace et à toute trajectoire qui se déroule en lui une série d’événements, d’histoires évolutives qui peuvent converger), de la géométrie et de la topologie (c’est-à-dire ces disciplines qui étudient et essayent de comprendre les changements des formes).

Ces dernières remarques nous conduisent à considérer un dernier point.

Le fait d’utiliser la plasticité comme une clé de lecture essentielle du phénomène vivant amène irrésistiblement à repenser les bases d’une philosophie de la vie. Il faut donc croiser le regard du scientifique avec celui du philosophe (et aussi, à bien des égards, celui de l’anthropologue et de l’historien). Et l’enquête scientifique suggère, sur un plan proprement philosophique, l’idée suivante. La propriété essentielle de la vie ne se situe pas seulement dans la liberté que la forme pourrait avoir par rapport à la matière, ou que la structure pourrait avoir par rapport à un substrat qui la conditionne (pour employer ici les concepts très féconds d’Aristote et de Thom). Mais bien davantage dans la liberté que la forme semble avoir par rapport à elle-même (voir à ce propos les réflexions encore fort inspirantes de J. W. Goethe, D’Arcy Thompson, L. Bertalanffy, C.H. Waddington, A. Turing, H. Weyl, F. Varela, R. Thom, etc.). Toute forme, soit elle vivante, sensible ou symbolique, acquiert de nouvelles dimensions de liberté au moment où son propre déploiement favorise l’émergence d’autres niveaux ontologiques permettant de nouveaux modes d’expressivité, de qualité, facultés, capacité voient le jour.

Et cette liberté n’est bien évidemment pas pure distance à soi ou pur affranchissement de soi. Cette liberté de la forme par rapport à elle-même trouve son expression dans un jeu où la vulnérabilité parfois extrême (critique) du vivant s’allie à une étonnante robustesse (stabilité). Cette dynamique entre fragilité et robustesse qu’attestent précisément les expressions scientifiques de la plasticité (et de la complexité), pourrait bien constituer, nous semble-t-il, un des maillons essentiels d’une lecture philosophique du vivant. Et peut-être aussi, de manière plus générale, de la compréhension des relations locales et globales entre nature et culture.

La plasticité qui est un riche et étrange nœud conceptuel (l’un des “grands secrets de la nature qui, bien que caché, agit toujours en multipliant les effets”, pour utiliser l’expression de Blaise Pascal), conduit à ce que de profondes relations se tissent entre les sciences de la nature et les sciences de l’homme. Plusieurs domaines des sciences humaines décrivent, eux aussi, la vie ou l’être humain (il y a un lien de continuité entre les deux concepts, mais ils ne s’identifient pas pour autant) en termes de tensions dynamiques entre achèvement et inachèvement, détermination et indétermination, robustesse et fragilité, individualité et collectivité ; autrement dit, en tant que « forme » cohérente mais sans cesse ouverte, vulnérable, variable et en constant devenir. Loin d’être isolées dans leurs champs spécifiques, les recherches en géographie, philosophie, anthropologie, ou encore en psychologie et en sociologie, se trouvent aujourd’hui en curieuse résonance avec les travaux de pointe en biologie. La plasticité, couplée à la complexité, représente un champ synthétique du savoir en train de se constituer. L’étude de ce champ nécessite une approche pluridisciplinaire et de nouveaux outils conceptuels.




Repenser le labyrinthe du vivant en suivant le fil d’Ariane de la plasticité morphologique, fonctionnelle et historique n’est pas une entreprise à la finalité seulement théorique ou spéculative. Car si la plasticité est une condition cruciale du vivant et de son évolution (dans ses différentes formes, dimensions et modes d’expression), elle en permet aussi la manipulation, voire la destruction. D’où aussi la nécessité, à l’heure où se multiplient les innovations biotechnologiques et ses applications parfois douteuses et indésirables, de poursuivre et d’affermir une réflexion éthique sur le statut de la vie et du vivant, de l’être humain.

L’horizon philosophique de toute recherche théorique et empirique en biologie, et la précondition essentielle de ses possibles applications, ne peut être que la reconnaissance de la valeur éminente de la dignité de l’être humain. Or, sans respect de sa singularité ontologique, il n’existe pas de dignité, et sans dignité, le respect vient à manquer. Toutefois, le respect ne concerne pas que les hommes et les femmes, c’est-à-dire qu’il n’y a pas (ou il ne devrait pas y avoir) de vision anthropocentrique du respect. Il serait fort souhaitable que sur ce thème fondamental, les sciences du vivant, les sciences sociales et la philosophie arrivent à se rencontrer pour redessiner les contours et la carte du sens de ce qu’on nomme la “nature” et la “liberté” humaines.

Il est clair que la nature du vivant est sujette à des changements, mais ces changements doivent être compatibles et s’harmoniser avec la liberté des êtres humains en tant que réalité ontologique première. C’est in primis la liberté qui définit les limites du champ d’applicabilité des modifications que la science et la technologie peuvent apporter au vivant et à la nature humaine, et non pas le contraire. L’ingénierie génique et les biotechnologies n’ont pas à franchir cette limite constitutive, qui est la véritable ligne de partage entre ce qui est vivant et humain, et ce qui ne l’est pas. La vie est par essence transformation, processus, dynamique interne et externe, tout autant qu’aléatoire, imprédictibilité, champ des possibles, mais encore, finalité, choix, autonomie. Et si nous voulons la conserver, elle doit continuer à être toutes ces propriétés, qualité et significations réunies.

Dans nos réflexions, il faudrait repartir des questions suivantes : Qu’est-ce que la vie ? Qu’est-ce qu’un être vivant ? À ces questions, la science et la philosophie se sont toujours confrontées (depuis au moins Aristote, cf. De Anima), et ce, dans toutes les traditions culturelles. Au cours des deux dernières décennies, les sciences du vivant ont avancé à pas de géant (trop rapidement peut-être ?) et ont bouleversé notre compréhension de la vie. Au début du XXe siècle, l’homme a domestiqué l’atome. Il sait à présent, en ce début du XXIe siècle, manipuler les processus biologiques. Il importe de réfléchir sur la portée d’une telle “révolution”, et d’agir face aux conséquences d’un tel changement de “paradigme”.

Toutes les disciplines, des mathématiques à l’histoire, en passant par l’anthropologie et la philosophie, sont concernées. Les mathématiques sont concernées parce que le foisonnement théorique et les résultats des expériences en biologie vont certainement alimenter une bonne part des mathématiques à venir. La science du vivant jouera ainsi un rôle prépondérant, comparable à celui de la physique au XXe siècle. Mais les mathématiques du vivant restent à inventer. L’histoire naturelle et l’histoire culturelle sont aussi directement concernées, car on assiste à une sorte de relecture entrecroisée des mécanismes et des rythmes évolutifs des espèces, des langues et des cultures à travers les divers espaces géographiques et les différentes périodisations évolutives. L’anthropologie est pleinement touchée par les transformations inédites que connaissent les sciences du vivant, transformations qui remettent profondément en question les objets et les modèles théoriques, classiques et récents, et conduisent à repenser des concepts clé comme ceux de “nature”, de “culture”, de “mythe”. La philosophie est, elle, deux fois concernée : autant par cet extraordinaire essor du savoir que par les inquiétudes que suscite le pouvoir de modifier le vivant.

Lectures conseillées (L. Boi):

– ATLAN, H., La fin du « tout génétique » ? Vers de nouveaux paradigmes en biologie, Éditions de l’INRA, Paris, 1999.
– LEWONTIN, C.R., Gène, organisme et environnement, Editions du Seuil, Paris, 2001.
– THOM, R ., Stabilité structurelle et morphogenèse. Pour une théorie générale des modèles, Benjamin, Boston, 1972.
– WADDINGTON, C.H., Genes and organisers, London, 1950.