samedi 23 octobre 2010

A. Berque : Hypothèses à partir de l'aphorisme de Nagarjuna gantâ na gacchati (le marcheur ne marche pas).

Nâgârjuna est un philosophe indien des IIe-IIIe siècles, l'un des plus illustres du bouddhisme du Grand Véhicule (Mahâyâna). L'aphorisme ci-dessus est extrait d'une stance que vous trouverez p. 47 dans son Traité du milieu (traduit par Georges Driessens) :

Tout d'abord, l'agent de mouvement ne se meut pas,
Le non-agent ne se meut pas;
Quel tiers autre que l'agent et le non-agent
Pourrait-il se mouvoir?


Cette stance relève implicitement d'un mode de raisonnement familier à Nâgârjuna, le tétralemme, raisonnement en quatre stades qui combine affirmation, négation, ni affirmation ni négation, affirmation et négation. La proposition gantâ na gacchati est souvent citée comme illustrant l'idée que les mots (ici la distinction entre le marcheur et le fait de marcher) découpent arbitrairement l'unité des phénomènes.

Ce découpage arbitraire de la réalité par le langage a été poussé très loin en Occident, à cause du primat donné au logos (cf. l'évangile selon St Jean: In principio erat Verbum : Au commencement était la Parole, i.e. le Logos) . Une illustration commune des dichotomies qui en résultent est donnée par une citation fameuse de Korzybski, "La carte n'est pas le territoire"; c'est-à-dire que la représentation n'est pas la chose représentée. Le mot n'est pas la chose, le mot chien n'aboie pas, etc. Wittgenstein l'illustre par la proposition 3.221 de son Tractatus logico-philosophicus (1921) : "Je ne puis que nommer les objets. Les signes les représentent. Je ne puis qu'en parler, je ne peux pas les prononcer. Une proposition ne peut que dire comment est une chose, pas ce qu'elle est".

Cette dichotomie entre la chose représentée et sa représentation reste le dogme central de nos sciences humaines, en particulier de notre linguistique. Elle entraîne une série de dichotomies et d'apories (la citation de Wittgenstein en est un exemple), et notamment l'impossibilité de saisir l'embrayage entre nature et culture. L'exposé d'A. Berque entend montrer que, pour commencer, elle ne peut rendre compte du sens qu'ont effectivement les mots, et qu'il faut donc sinon la rejeter (ce qui serait tomber dans la magie), du moins la dépasser.

La citation de Wittgenstein équivaut à dire que le sujet (logique, i.e. ce dont il s'agit) n'est pas le prédicat (ce qui en est dit). S n'est pas P. Il faut ici dépasser le plan strictement logique ou grammatical. S (une chose) n'est pas nécessairement verbal ; mais par l'effet de la prédication, il accède à la représentation verbale : "ça (la chose perçue, i.e. S), c'est un chien (le mot "chien", i.e. P)".

La logique aristotélicienne a imprimé dans la pensée occidentale que, dans le rapport S/P, c'est S qui est substantiel. P n'existe pas vraiment (v. Blanché, chap. II). C'est pour cela que le mot "chien" n'aboie pas comme la substance "chien". Si le mot chien était vraiment substantiel, tout en n'étant pas l'animal "chien", il y aurait là une impossibilité radicale dans la logique aristotélicienne, où A (l'animal chien) n'est pas non-A (le mot chien). Une substance ne peut pas être une autre substance.

Mais la chose n'est pas claire. Beaucoup de mots sont des "substantifs". Quelle est la substance d'un substantif? Commençons par distinguer les choses des objets. Dans l'énoncé de Wittgenstein, chose (Ding) et objet (Gegenstand) sont synonymes. Réduire ainsi la chose à l'objet est typique du dualisme moderne, où tout chose devient objet sous le regard du sujet (psychologique, ci-dessous "sujet-moi" pour le distinguer du sujet logique, qui est souvent un objet).

En réalité, une chose est toujours chargée de rapports avec l'existence du sujet-moi (qu'il soit individuel ou collectif : une société, une espèce vivante), c'est-à-dire chargée de prédicats. Ces prédicats sont des manières de saisir la chose en tant que quelque chose, par les sens, par la pensée, par le langage et par l'action. Ainsi les choses, les êtres et les signes sont concrètement liés dans la réalité : il y a entre eux concrescence, i.e. croître-ensemble (cum crescere, d'où concretus) dans l'histoire comme dans l'évolution.

De cette concrescence naissent les milieux, humains ou non-humains, dont l'ensemble forme la biosphère (pour le vivant en général) et à partir de là l'écoumène (pour l'humain en particulier). Mais qu'est-ce qu'un milieu?

L'école française de géographie (dont le père fut Paul Vidal de la Blache, 1845-1918) a beaucoup utilisé le mot "milieu", mais dans un sens positiviste sans implication ontologique, i.e. comme un ensemble d'objets (relief, climat etc.). Puis, sous l'influence de la phénoménologie et en particulier celle de Heidegger, un questionnement d'ordre ontologique est apparu, avec notamment l'Homme et la terre d'Eric Dardel (1952). Toutefois, il ne s'en dégage pas encore de structure ontologique. Cela en revanche sera le fait de Fûdo 風土, de Watsuji Tetsurô (1935), avec son concept central de fûdosei 風土性 (traduit par "médiance" dans Berque 1986), que Watsuji définit (p. 3) comme "le moment structurel de l'existence humaine" (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機). Cette médiance de l'humain est le rapport dynamique (le "moment") qui s'établit entre les deux "moitiés" (en latin medietas, d'où "médiance") qui constituent l'être humain: son versant individuel (le "corps animal" selon Leroi-Gourhan), et son versant relationnel, i.e. son milieu ou son "corps médial" (Berque 2000), qui est un système éco-techno-symbolique.

La distinction que Watsuji établit entre le milieu (fûdo) et l'environnement objectif (kankyô) est homologue, au niveau ontologique de l'écoumène, à celle que Jacob von Uexküll, au niveau ontologique de la biosphère, a établie entre Umwelt (le monde ambiant propre à une certaine espèce) et Umgebung (le donné objectif universel de l'environnement). L'un des pères de l'éthologie, Uexküll a montré que "Etant donné qu'un animal n'a jamais le rôle d'observateur, on peut affirmer qu'un animal n'entre jamais en rapport avec un 'objet'. Ce n'est qu'à travers un rapport que l'objet se change en un porteur de signification, signification qui lui est conférée par le sujet" (p. 94-95).

Autrement dit, le mileu d'un être vivant est constitué de choses, non d'objets ; choses qui sont saisies en tant que quelque chose, c'est-à-dire converties d'objets abstraits en choses concrètes (i.e. la réalité) par des prédicats 'des manières de saisir). C'est dans le même sens que Merleau-Ponty écrit (p. 370) que, par l'effet de notre corporéité, le réel est "chargé de prédicats anthropologiques".

Ainsi, dans l'écoumène comme dans la biosphère, la réalité est instituée par un rapport où l'environnement objectif (la Terre, la nature...) est en position de sujet (logique), et "le monde" (mais chaque sujet-moi, individuel ou collectif, humain ou non-humain, a le sien propre) en position de prédicat. D'où la formule : r = S/P, qui se lit "la réalité, c'est S en tant que P".

Ce rapport qui institue la réalité est appelé trajection. C'est à la fois l'assomption de S en P (S→P), et en retour l'hypostase (la substantialisation) de P en S (S←P). Par exemple, dans la réalité de notre monde, le pétrole (S, en somme la Terre) existe en tant que carburant (P) ; assomption qui en retour se substantialise en transformations matérielles de la Terre (des routes, du réchauffement climatique, etc.). Mais cette trajection-là, propre à notre monde, ne vaudrait ni dans le monde d'une vache, ni dans celui d'un Français du XVIIIe siècle.

L'hypothèse est non seulement que le sens des mots naît historiquement de ce processus trajectif (et non pas d'une projection arbitraire du cercle sémiologique sur des objets), mais que c'est d'abord, dans le monde du vivant, le moteur de l'évolution.

Cette hypothèse sera explicitée lors de la prochaine séance (lundi 15 novembre), avant l'exposé de Luciano Boi, et argumentée plus en détail dans le séminaire "La poétique de la Terre" (le vendredi de 17 à 19h, à partir du 5 novembre).


Références

- BERQUE Augustin, Le Sauvage et l'artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986, 1997.
- Id. Ecoumène. Introduction à l'étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, 2009.
- BLANCHE Robert et Jacques Dubucs, La Logique et son histoire, Paris, Colin, 1996.
- CORET André, L'A-préhension du réel. La physique en questions, Amsterdam, OPA/Editions des archives contemporaines, 1997.
- KORZYBSKI Alfred, Une carte n'est pas le territoire, Paris, L'éclat, 1998, 2010.
- LEROI-GOURHAN André, Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.
- MERLEAU-PONTY Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.
- NAGARJUNA, Traité du milieu, Paris, Seuil, 1995.
- UEXKÜLL Jacob von, Mondes animaux et monde humain, Paris, Denoël, 1965 (Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen. Bedeutungslehre, 1956).
- VIDAL de la BLACHE Paul, Principes de géographie humaine, Paris, l'Harmattan, 2008.
- WATSUJI Tetsurô, Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu 風土.人間学的考察, Tokyo, Iwanami, 1979 (1935). Lire la traduction allemande (Fudo. Wind und Erde. Der Zusammenhang zwischen Klima und Kultur, 1994) ou la traduction espagnole ( Antropologia del paisaje, 2006 ), mais éviter la traduction anglaise qui est mauvaise. Traduction française à paraître aux Editions du CNRS.
- WITTGENSTEIN Ludwig Josef, Tractatus logico-philosophicus, 3.221, cité par CORET, p. 124.