jeudi 9 décembre 2010

Aux commencements du milieu / A. Berque


Puit de mine de Bingham Canyon
Puit de mine de Bingham Canyon (Utah) 
Séminaire collectif « Le vivant et son milieu », mardi 7 décembre 2010.

Aux commencements du milieu

Historique et (re)définition de la notion

 par Augustin Berque

L’intitulé « Le vivant et son milieu » est emprunté à un article de Georges Canguilhem (1904-1995). Sa thèse principale est que le vivant ne saurait être déduit des lois physico-chimiques ; il faut partir du vivant lui-même pour comprendre la vie. L'objet d'étude de la biologie est donc irréductible à l'analyse et à la décomposition logico-mathématiques.
« Le vivant et son milieu » est initialement une conférence que Canguilhem donna au 1946-1947 au Collège philosophique (fondé par Jean Wahl en 1946, et devenu plus tard Collège de philosophie), dont il a repris le texte pour en faire le chapitre III de La Connaissance de la vie (Paris, Vrin, 1965 ; on se réfère ici à l’édition de poche, 2009). A. Berque tient à résumer cet article, qui reste fondamental même s’il y manque les données récentes du problème. C’est l’une des sources dont il s’est inspiré pour la définition du terme « milieu » dans Médiance, de milieux en paysages (Paris, Belin/Reclus, 1990, 2000) et dans Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains (Paris, Belin, 2000, 2009).

Schéma d'un milieu cellulaire
Selon Canguilhem, « Historiquement considérés, la notion et le terme de milieu sont importés de la mécanique dans la biologie, dans la deuxième partie du XVIIIe siècle » (p. 166). L’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot comporte un article Milieu, où c’est l’acception mécanique qui est présentée (l’idée, mais non le terme, se trouve chez Newton). C’est Lamarck qui, en s’inspirant de Buffon, introduit le terme en biologie, au pluriel. Divers auteurs l’emploieront au singulier, y compris Balzac dans la préface de la Comédie humaine, en 1842. Taine (1828-1893) « le consacre comme l’un des trois principes d’explication analytique de l’histoire » (p. 166), à côté de la race et du moment. , Dans le sens mécanique, au XVIIIe s., « milieu » correspond à ce que Newton appelle fluid et dont le type est l’éther [que The Concise Oxford Dictionary définit en ce sens comme « A medium assumed to permeate space & fill interstices between particles of air & other matter, medium in which electro-magnetic waves are transmitted »]. Il fallait pour Newton résoudre le problème « de l’action à distance d’individus physiques distincts. C’était le problème fondamental de la physique des forces centrales. Ce problème ne se posait pas pour Descartes. Pour Descartes, il n’y a qu’un seul mode d’action physique, c’est le choc, dans une seule situation physique possible, le contact. Et c’est pourquoi nous pouvons dire que, dans la physique cartésienne, la notion de milieu ne trouve pas sa place » (p. 166-167). Pour Newton, il y a action à distance, grâce au véhicule qu’est un fluide qui pour lui est l’éther lumineux. « Le fluide est l’intermédiaire entre deux corps, il est leur milieu ; et en tant qu’il pénètre tous ces corps, ces corps sont situés au milieu de lui » (p. 167).  « La notion de milieu est une notion essentiellement relative » (p. 167), qui suppose des centres de forces (la physique des forces centrales). Le milieu est « un entre-deux centres » (p. 167).
L'éther, milieu de propagation des phénomènes électromagnétiques
(Newton, Einstein) (source BBC)
Newton (1642-1727) utilise la notion d’éther [Chez Homère, l’aithêr est l’air ou le ciel considéré comme la demeure des dieux ; chez Aristote, la partie supérieure de l’air, aêr ; Aithêr est fils de l’Erèbe et de la Nuit] pour résoudre les phénomènes de l’éclairement et de la vision. Pour lui, l’éther est en continuité dans l’air, dans l’oeil, les nerfs et les muscles.  C’est l’éther qui fait donc le lien entre la source lumineuse et la réaction du corps. « Tel est, semble-t-il, le premier exemple d’explication d’une réaction organique par l’action d’un milieu, c’est-à-dire d’un fluide strictement défini par des propriétés physiques » (p. 167-168). L’article de l’Enyclopédie reprend ces vues, p. ex. à propos des poissons, dont le milieu est l’eau.
Buffon [Georges Louis Leclerc, comte de, 1707-1788 ; Histoire naturelle, 1744-1788-1804, supplément Epoques de la nature, 1779] compose deux influences : la cosmologie de Newton (la composante mécanique), et la tradition anthropogéographique issue du traité hippocratique De l’air, des eaux et des lieux (Bodin, Machiavel, Arbuthnot, Montesquieu…), pour expliquer les comportements des animaux.
Elève de Buffon, « Lamarck [Jean-Baptiste de Monet, chevalier de, 1744-1829 (…) Première théorie positive de l’évolution des êtres vivants ; adaptation au milieu et hérédité des caractères acquis] parle toujours de milieux au pluriel, et entend par là expressément des fluides comme l0. Lorsque Lamarck veut désigner l’ensemble des actions qui s’exercent du dehors sur un vivant, c’est-à-dire ce que nous appelons aujourd’hui le milieu, il ne dit jamais le milieu, mais toujours ‘circonstances influentes’. Par conséquent, circonstances est pour Lamarck un genre dont climat, lieu et milieu sont les espèces » (p. 168).
Auguste Comte (1798-1857) propose en 1838, dans la leçon XL du Cours de philosophie positive, 1827-), une théorie biologique générale du milieu. Il « a le sentiment d’employer ‘milieu’ comme un néologisme et revendique la responsabilité de l’ériger en notion universelle et abstraite de l’explication en biologie » (p. 169-170) : ce n’est plus seulement, comme en mécanique, « un fluide dans lequel un corps se trouve plongé », mais « l’ensemble total des circonstances extérieures nécessaires à l’existence de chaque organisme » (p. 170). Il paraît « sur le point de former une conception dialectique des rapports entre l’organisme et le milieu » (p. 170). Il voit le rapport de « l’organisme approprié » et du « milieu favorable » comme un « conflit de puissance » (p. 170) : « le système ambiant ne saurait modifier l’organisme, sans que celui-ci n’exerce à son tour sur lui une influence correspondante » (p. 170). Pour le vivant en général, la réaction de l’organisme sur le milieu a des effets négligeables. En effet, Comte voit le principe de cette réciprocité  milieu/organisme « dans le principe newtonien de l’action et de la réaction », et « du point de vue mécanique, l’action du vivant sur le milieu est pratiquement négligeable » (p. 170) ;   mais « Dans le cas de l’espèce humaine, Comte, fidèle à sa conception philosophique de l’histoire, admet que, par l’intermédiaire de l’action collective, l’humanité modifie son milieu » (p. 170). Cela devient un problème sociologique (Comte a inventé le terme « sociologie »). Pour le vivant en général, cela reste un problème mathématique : il faut « ‘Dans un milieu donné, étant donné l’organe, trouver la fonction, et réciproquement’. La liaison de l’organisme et du milieu est donc celle d’une fonction à un ensemble de variables, liaison d’égalité qui permet de déterminer la fonction par les variables, et les variables séparément à partir de la fonction, ‘toutes choses égales par ailleurs’ «  (p. 170-171). (Ce principe sera repris par le béhaviorisme). Les variables (leçon XLIII) sont « la pesanteur, la pression de l’air et de l’eau, le mouvement, la chaleur, l’électricité, les espèces chimiques, tous facteurs capables d’être expérimentalement étudiés et quantifiés par la mesure. La qualité d’organisme se trouve réduite à un ensemble de quantités, quelle que soit par ailleurs la méfiance que Comte professe à l’égard du traitement mathématique des problèmes biologiques, méfiance qui, on le sait, lui vient de Bichat » (p. 171). [Marie-François-Xavier Bichat, 1771-1802, dont l’Anatomie générale définit les tissus et leur propriété fondamentale : sensibilité et contractilité. Pour lui, la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort].
La théorie des "fluides éthérés". L'ether selon Descartes 
Chaque "gros corps massif" (planète ou étoile) est entouré
d'un tourbillon de "fluide étheré" responsable de l'attraction
qu'exerce sur les petits objets l'astre dominant.
(source futura science
Ainsi au XIXe siècle, l’importation du terme « milieu » en biologie reste marquée par la mécanique, « science exacte fondant la prévision sur le calcul » (p. 171). Plus tard, sous forme de mythe (La synthèse subjective), Comte subordonnera le mécanique au vital. Cependant les termes de ‘milieu’, ‘circonstances’ et ‘ambiance’ (Geoffroy Saint-Hilaire, en 1831, parle de ‘milieu ambiant’) « se réfèrent à une certaine intuition d’une formation centrée ». « Circonstances et ambiance conservent encore une valeur symbolique, mais milieu renonce à évoquer toute autre relation que celle d’une position niée par l’extériorité indéfiniment. Le maintenant renvoie à l’avant, l’ici renvoie à son au-delà et ainsi toujours sans arrêt. Le milieu est vraiment un pur système de rapports sans supports (…) un instrument universel de dissolution des synthèses organiques individualisées dans l’anonymat des éléments et des mouvements universels  » (p. 172).  Les néo-lamarckiens (Constantin, Houssay…) « ne retiennent des caractères morphologiques et des fonctions du vivant que leur formation par le conditionnement extérieur » (p. 172). Dans La vie des rivières (1930), Louis Roule écrit que « Les poissons ne mènent pas leur vie d’eux-mêmes, c’est la rivière qui la leur fait mener, ils sont des personnes sans personnalité » (p. 173). C’est revenir à la thèse des animaux-machines ; cf. ce qu’écrivait Descartes : « C’est la nature qui agit en eux par le moyen de leurs organes » (p. 172).   
Lamarck quant à lui (Philosophie zoologique, 1809) n’entendait pas une action directe du milieu sur l’organisme, au moins dans le cas des animaux : «  C’est par l’intermédiaire du besoin, notion subjective impliquant la référence à un pôle positif des valeurs vitales, que le milieu domine et commande l’évolution des vivants. Les changements dans les circonstances entraînent des changements dans les besoins, les changements dans les besoins entraînent des changements dans les actions » (p. 174). Ce rapport vivant/milieu « est une situation que l’on peut dire désolante, et désolée. La vie et le milieu qui l’ignore sont deux séries d’événements asynchrones. (…) L’adaptation, c’est un effort renouvelé de la vie pour continuer à ‘coller’ à un milieu indifférent. (…) Le milieu est ici, vraiment, extérieur au sens propre du mot, il est étranger, il ne fait rien pour la vie. C’est vraiment du vitalisme parce que c’est du dualisme. (…) Dans la conception de Lamarck, la vie résiste uniquement en se déformant pour se survivre » (p. 174).
Les pinsons de Darwin
Pour Darwin (1809-1882), dans De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle (1859), le rapport vivant/milieu est plus complexe. « Darwin cherche l’apparition des formes nouvelles dans la conjonction de deux mécanismes : un mécanisme de production des différences qui est la variation, un mécanisme de réduction et de critique de ces différences produites  qui est la concurrence vitale et la sélection naturelle. Le rapport biologique fondamental (…) est un rapport de vivant à d’autres vivants ; il prime le rapport entre le vivant et le milieu, conçu comme un ensemble de forces physiques » (p. 172). « En ce sens on peut donc dire que selon Darwin, contrairement à Lamarck, l’initiative de la variation appartient quelquefois, mais quelquefois seulement, au milieu » (p. 176). Ce rôle du milieu sera encore réduit par le mutationnisme (que Darwin connaissait mais a sous-estimé) : il n’est plus que d’« éliminer le pire sans avoir part à la production des nouveaux êtres » (p. 176).  
Lamarck et Darwin sont complémentaires. « Lamarck pense la vie selon la durée, et Darwin plutôt selon l’interdépendance ; une forme vivante suppose une pluralité d’autres formes, avec lesquelles elle est en rapport. La vision synoptique qui fait l’essentiel du génie de Darwin fait défaut à Lamarck » (p. 177). Darwin s’apparente aux géographes : « Le milieu dans lequel Darwin se représente la vie du vivant, c’est un milieu biogéographique » (p. 177). Cf. Alexandre von Humboldt (1769-1859 ; Kosmos, 1854-) et Carl Ritter (1779-1859 ; Géographie générale comparée, ou Science de la Terre [Erdkunde] dans ses rapports avec la nature et l’histoire de l’homme, 1817-1859, inachevée). Pour Ritter, on ne peut comprendre l’histoire sans le lien entre l’homme et le sol. La Terre n’est donc pas seulement objet de connaissance géométrique et géologique, mais aussi biologique et sociologique. Chez Humboldt, Kosmos est « une synthèse des connaissances ayant pour objet la vie sur la terre et les relations de la vie avec le milieu physique » (p. 178). L’ouvrage commence par un histoire de la Weltanschauung. Chez Friedrich Ratzel (1844-1904), l’Anthropogeographie (1882-1891) aboutira à la géopolitique, dans une vision déterministe des rapports entre les peuples, les états et le milieu naturel.
Déterminisme géographique. "Les montagnards"
Dans le déterminisme géographique se lit l’influence du mécanicisme, qu’on retrouvera dans la psychologie béhavioriste. Chez Watson (John Broadus, 1878-1958), influencé par la réflexologie de Pavlov, il s’agit de « la recherche analytique des conditions de l’adaptation du vivant au milieu par la production expérimentale des relations entre l’excitation et la réponse (le couple stimulus-réponse). (…) La biologie du comportement se réduit à une neurologie, et celle-ci se résume en une énergétique » (p. 179). La conscience n’intervient pas, elle est illusoire. « Le milieu se trouve investi de tous pouvoirs à l’égard des individus ; sa puissance domine et même abolit celle de l’hérédité et de la constitution génétique » (p. 179-180).  D’où les psychotechniciens qui adapteront à l’homme les chronométrages du taylorisme (Frederick Winslow Taylor, 1856-1915, Principes d’organisation scientifique des usines, 1912), le constituant « en machine réagissant à des machines, en organisme déterminé par le ‘nouveau milieu’ (Friedmann) » (p. 180) (Georges Friedmann, 1902-1977, Problèmes humains du machinisme industriel, 1947).
"L'homme ne connaît pas de milieu physique pur"
(L. Febvre)
Dans cette vision « on peut et on doit se demander où est le vivant ? Nous voyons bien des individus, mais ce sont des objets ; nous voyons des gestes, mais ce sont des déplacements ; des centres, mais ce sont des environnements ; des machinistes, mais ce sont des machines. Le milieu de comportement coïncide avec le milieu géographique, le milieu géographique avec le milieu physique » (p. 180). « Il était normal, au sens fort du mot, que cette norme méthodologique ait trouvé d’abord en géographie ses limites et l’occasion de son renversement » (p. 180-181), parce que » la géographie a affaire à des complexes » (p. 181). Cf. en biogéographie, où les « espèces diverses se limitent réciproquement et où, par conséquent, chacune contribue à créer pour les autres un équilibre. L’ensemble de ces espèces végétales finit par constituer son propre milieu » (p. 181). A fortiori en géographie humaine. « Donc, on finit par retourner la relation entre milieu et être vivant » (p. 182). Cf. l’école française de géographie (Vidal de la Blache, Brunhes, Demangeon… ; et à ce propos, de l’historien Lucien Febvre, La terre et l’évolution humaine, 1922) : « l’homme ne connaît pas de milieu physique pur. Dans un milieu humain, l’homme est évidemment soumis à un déterminisme ; mais c’est le déterminisme de créations artificielles dont l’esprit d’invention qui les appela à l’existence s’est aliéné » (p. 182). Cf., chez Friedmann, « le nouveau milieu que font à l’homme les machines » (p. 182).
Bien auparavant le même renversement du rapport organisme-milieu s’était produit en matière de psychologie animale. « Loeb avait suscité Jennings, et Watson avait suscité Kantor et Tolman » (p. 182). Jennings montre que « l’animal ne réagit pas par sommation de réactions moléculaires à un excitant décomposable en unités d’excitation, mais qu’il réagit comme un tout à des objets totaux et que ses réactions sont des régulations pour les besoins qui les commandent » (p. 183). « Préparé par Kantor [JR : Jacob Robert, 1888-1984], le béhaviorisme téléologique de Tolman [1886-1959] consiste à rechercher, à reconnaître le sens et l’intention du mouvement animal » (p. 183).  « Naturellement, il faut ici reconnaître l’apport considérable de la Gestalttheorie, notamment la distinction, due à Koffka, entre le milieu de comportement et le milieu géographique » (p. 183). [La psychologie de la forme, ou théorie de la Gestalt, a montré la primauté de la structure, ou forme, des faits psychiques par rapport aux éléments qui la composent ; cf. travaux de von Ehrenfels (1859-1932), Köhler (1887-1967), Wertheimer (1880-1943), Koffka (1890-1941)].
Umwelt/Umgebung. Vision d'une rue pour une personne humaine, une personne humaine derrière une grille, une mouche ou un mollusque. Planche de J. Von Uexküll (source Éditions Papiers)
« Enfin le rapport organisme-milieu se trouve retourné dans les études de psychologie animale de von Uexküll et dans les études de pathologie humaine de Goldstein (…)  [qui] s’accordent sur un point fondamental : étudier un vivant dans des conditions expérimentalement construites, c’est lui faire un milieu, lui imposer un milieu. Or, le propre du vivant, c’est de se faire son milieu, de se composer son milieu » (p. 184) [Jacob von Uexküll, Umwelt und Innenwelt der Tiere, 1909 ; Theoretische Biologie, 1928 ; Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen, 1934 ; K. Goldstein, Der Aufbau des Organismus, 1934]. Il y a une différence essentielle entre ce rapport et une simple interaction physique : « Du point de vue biologique, il faut comprendre qu’entre l’organisme et l’environnement, il y a le même rapport qu’entre les parties et le tout à l’intérieur de l’organisme lui-même. L’individualité du vivant ne cesse pas à ses frontières ectodermiques, pas plus qu’elle ne commence à la cellule. Le rapport biologique entre l’être et son milieu est un rapport fonctionnel, et par conséquent mobile, dont les termes échangent successivement leur rôle » (p. 184).  Uexküll distingue soigneusement Umwelt, Umgebung et Welt : « Umwelt désigne le milieu de comportement propre à tel organisme ; Umgebung, c’est l’environnement géographique banal et Welt, c’est l’univers de la science. Le milieu de comportement propre (Umwelt), pour le vivant, c’est un ensemble d’excitations ayant valeur et signification de signaux » (p. 185). Pour que l’excitation soit efficace, il faut que le sujet la remarque, i.e. qu’elle soit « anticipée par une attitude du sujet. Si le vivant ne cherche pas, il ne reçoit rien. Un vivant ce n’est pas une machine qui répond par des mouvements à des excitations, c’est un machiniste qui répond à des signaux par des opérations » (p. 185). Parmi la quantité pratiquement infinie des excitations potentielles dans l’Umgebung, « l’animal ne retient que quelques signaux (Merkmale) » (p. 185). « Avec Buffon, Lamarck disait : le temps et les circonstances favorables constituent peu à peu le vivant. Uexküll retourne le rapport et dit : le temps et les circonstances favorables sont relatifs à tels vivants » (p. 185).
Le milieu du laboratoire.
"Un animal en situation d'expérimentation est dans une situation anormale"
(Godstein)
« La Umwelt c’est donc un prélèvement électif dans la Umgebung, dans l’environnement géographique. Mais l’environnement ce n’est précisément rien d’autre que la Umwelt de l’homme » (p. 186) [il faudrait préciser : pour l’observateur scientifique]. « Nous devons concevoir à la racine de cette organisation de la Umwelt animale une subjectivité analogue à celle que nous sommes tenus de considérer à la racine de la Umwelt humaine ». (p. 186). Cf. l’exemple fameux de la tique.   Goldstein insiste : « Les excitants séparés, cela a un sens pour la science humaine, cela n’a aucun sens pour la sensibilité d’un vivant. Un animal en situation d’expérimentation est dans une situation anormale pour lui, dont il n’a pas besoin selon ses propres normes, qu’il n’a pas choisie, qui lui est imposée. (…) On ne peut pas comprendre son action sans faire appel à la notion de comportement privilégié. (…) L’animal trouve plus simple de faire ce qu’il privilégie. Il a ses normes vitales propres. Entre le vivant et le milieu, le rapport s’établit comme un débat (Auseinandersetzung) où le vivant apporte ses normes propres d’appréciation des situations, où il domine le milieu, et se l’accommode. » (p. 187). Ce rapport ne s’inverse que dans des situations catastrophiques, ce qui est le cas en laboratoire, où les rapports sont pathologiques : « de tous les rapports possibles [, ce sont] ceux qui ont le moins de sens biologique » (p. 188). « Certes, l’analyse physico-chimique du vivant peut et doit se faire. Elle a son intérêt théorique et pratique. Mais elle constitue un chapitre de la physique. Il reste tout à faire en biologie. La biologie doit donc d’abord tenir le vivant pour un être significatif, et l’individualité, non pas pour un objet, mais pour un caractère dans l’ordre des valeurs. Vivre, c’est rayonner. C’est organiser le milieu à partir d’un centre de référence qui ne peut lui-même être référé sans perdre sa signification originale » (p. 188).
Parallèlement, les travaux de Mendel sur l’hybridation et l’hérédité étaient repris et étendus par ceux de Bateson, Cuénot, Morgan, Müller…, tendant à admettre l’autonomie du vivant par rapport au milieu. Dans La vie créatrice des formes [1927], A. Brachet écrit que « le milieu n’est pas un agent de formation à proprement parler, mais bien de réalisation », à preuve la multiformité des organismes dans le milieu marin. Mais des critiques se sont élevées contre l’idée d’une « autonomie intégrale de l’assortiment génétique héréditaire » : « on est conduit à penser que la puissance des gènes diffère en fonction du milieu cytoplasmique » (p. 189). Lyssenko [Trofime Denisovitch, 1898-1976, par ses travaux sur la vernalisation du blé, s’opposa à la théorie du gène ; il fut comblé d’honneurs par Staline] ira jusqu’à « affirmer que des modifications héréditaires peuvent être obtenues et consolidées par des variations dans les conditions d’alimentation, d’entretien et de climat » (p. 190). C’est là un dévoiement du lamarckisme ; car de son côté, « La théorie mendélienne de l’hérédité, en justifiant le caractère spontané des mutations, tend à modérer les ambitions humaines, et spécifiquement soviétiques, de domination intégrale de la nature et les possibilités d’altération intentionnelles des espèces vivantes » (p. 190).
Un milieu tissé de relations
"sous tendues par l'intuition astrobiologique du Cosmos"
(Canguilhem, p.192)
Il ne faut pas oublier que chez Buffon et Lamarck, les mêmes mots n’avaient pas toujours le sens que nous leur donnons aujourd’hui, et qu’ils pouvaient notamment avoir une connotation astrologique : « La notion même de climat est au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle une notion indivise, géographique, astronomique, astrologique : le climat c’est le changement d’aspect du ciel de degré en degré depuis l’équateur jusqu’au pôle, c’est aussi l’influence qui s’exerce du ciel sur la terre » (p. 192). Dans « milieu », à la composante anthropogéographique se mêlait la composante mécanique, astronomique (celle développée par Newton). « Car la géographie était à l’origine, pour les Grecs, la projection du ciel sur la terre, la mise en correspondance du ciel et de la terre, correspondance en deux sens simultanément : correspondance topographique (géométrie et cosmographie) et correspondance hiérarchique (physique et astrologie) » (p. 192), relations « sous-tendues par l’intuition astrobiologique du Cosmos » (p. 192). Cf. la philosophie des Stoïciens, et les rapports entre Posidonius, Hipparque, Strabon, Ptolémée. « C’est la théorie de la sympathie universelle, intuition vitaliste du déterminisme universel, qui donne son sens à la théorie géographique des milieux. Cette théorie suppose l’assimilation de la totalité des choses à un organisme et la représentation de la totalité sous forme d’une sphère, centrée sur la situation d’un vivant privilégié : l’homme » (p. 192).
Puis ce sera le décentrement copernicien. « A partir de Galilée, et aussi de Descartes, il faut choisir entre deux théories du milieu, c’est-à-dire au fond de l’espace : un espace centré, qualifié, où le mi-lieu est un centre ; un espace décentré, homogène, où le mi-lieu est un champ intermédiaire. D’où le conflit, chez Pascal (Disproportion de l’homme, dans Pensées, II.72) « entre son besoin de sécurité existentielle et les exigences de la connaissance scientifique » (p. 192). « L’homme n’est plus au milieu du monde, mais il est un milieu (milieu entre deux infinis, milieu entre rien et tout, milieu entre deux extrêmes) » (p. 193). Trois sens du terme « milieu » interfèrent : « situation médiane ; fluide de sustentation ; environnement vital » (p. 193).  En définissant l’univers comme « une sphère infinie dont le centre est partout, et la circonférence nulle part », Pascal utilise une image qui est « un mythe permanent de la pensée mystique, d’origine néoplatonicienne, où se composent l’intuition du monde sphérique centré sur le vivant et par le vivant, et la cosmologie déjà héliocentrique des pythagoriciens » (p. 194). Ce symbolisme subsiste même chez Newton, dont l’espace absolu est « un moyen de l’omniprésence de Dieu », et l’éther « un support et véhicule des forces » (p. 194).
"La connaissance scientifique exige de décentrer la vision humaine"
(A. Berque)
Si la connaissance scientifique exige de décentrer la vison humaine, « le moment paraît venu à son tour de comprendre qu’en biologie, selon le mot de J.S. Haldane dans The Philosophy of a biologist (1936), ‘c’est la physique qui n’est pas une science exacte’ ». Cf. Claparède (Préface à Psychologie des animaux, de Buytendijk, 1928) : « Ce qui distingue l’animal c’est le fait qu’il est un centre par rapport aux forces ambiantes (…) ; un centre c’est-à-dire un système à régulation interne » (p. 195). « En ce sens, le milieu dont l’organisme dépend est structuré, organisé par l’organisme lui-même. Ce que le milieu offre au vivant est fonction de la demande » (p. 195). Et de même, « Le milieu propre de l’homme c’est le monde de sa perception, c’est-à-dire le champ de son expérience pragmatique » (p. 195). « Mais l’homme, en tant que savant, construit un univers de phénomènes et de lois qu’il tient pour un univers absolu. La fonction essentielle de la science est de dévaloriser les qualités des objets composant le milieu propre, en se proposant comme théorie générale d’un milieu réel, c’est-à-dire inhumain » (p. 196).  Cependant, la science reste « l’œuvre d’une humanité enracinée dans la vie (…). Et donc le milieu propre des hommes n’est pas situé dans le milieu universel comme un contenu dans son contenant. Un centre ne se résout pas dans son environnement. Un vivant ne se réduit pas à un carrefour d’influences. D’où l’insuffisance de toute biologie qui, par soumission complète à l’esprit des sciences physico-chimiques, voudrait éliminer de son domaine toute considération de bon sens. Un sens, du point de vue biologique et psychologique, c’est une appréciation de valeurs en rapport avec un besoin. Et un besoin, c’est pour qui l’éprouve et le vit un système de référence irréductible et par là absolu » (p. 197, dernière phrase de l’article). 
Texte de référence proposé à la lecture : Fûdo, de Watsuji Tetsuro, Introduction et premier chapitre