samedi 11 décembre 2010

Credo quia absurdum. Comment fonder la morale ?

Séminaire "Poétique de la Terre". Compte rendu de la séance du vendredi 10 décembre 2010 

A. Berque reprend l'exposé entamé le 3 décembre sur le problème de fonder la morale dans la nature, étant entendu que la morale ne peut pas se fonder dans des raisons morales (ce qui contrevient aux théorèmes de Gödel). L'anthropologie et l'histoire montrent qu'en effet, les sociétés humaines n'ont cessé d'interpréter (de prédiquer) la nature en termes moraux.


Cela correspond à la formule mésologique r = S/P (la réalité, c'est le sujet S en tant que prédicat P). Cette "prédication" (cette trajection) institue les milieux (S/P, i.e. l'Umwelt chez Uexküll) à partir de l'environnement brut (S, i.e.l'Umgebung). L'oblique / (l'en-tant-que écouménal) correspond également au "litige" que Heidegger, dans l'Origine de l'oeuvre d'art, voit entre la Terre et le Monde. C'est le mouvement (la trajection) par lequel ce qui n'avait pas de valeur (morale, esthétique etc.) en acquiert une, instituant ainsi la réalité d'un milieu humain. Or cette trajection est à l'oeuvre déjà dans l'histoire naturelle : c'est ce qui institue la réalité du milieu propre à chaque espèce vivante. C'est donc ce qui fonde les valeurs morales dans la nature.

Le dualisme moderne, qui absolutise l'objet (S), ne permet pas cette fondation, car il se borne à juxtaposer l'objectif (S) au subjectif (P) et ne peut donc envisager qu'une projection arbitraire de P sur S. Cette arbitrarité est explicite dans la théorie saussurienne du langage. Dans la formule idéale du dualisme, S = R (le réel pur, l'en-soi absolu, débarrassé de toute interférence de P, i.e. sans rapport avec l'existence humaine, et donc sans rapport avec la morale).

Inversement, la logique du prédicat mise en avant par Nishida absolutise P, censé "engloutir" (botsunyû 没入) i.e. nier S (l'être) dans un "néant relatif" (sôtai mu 相対無)  jusqu'à se nier soi-même dans le "néant absolu" (zettai mu 絶対無). Or le saut de la négation de S par P à la négation de P par P est purement illogique (logiquement, il ne peut y avoir là qu'une régression à l'infini). Ce saut illogique n'est autre que celui de la foi, que Tertullien posa explicitement avec son Credo quia absurdum (je crois, parce que c'est absurde). Il équivaut à la formule P = R, qui est quasi à la lettre exprimée par les premiers mots de l'évangile selon saint Jean (la Parole, i.e. P, c'est Dieu, i.e. le S absolu).  

Ainsi, la logique du prédicat sous-tend un spiritualisme inverse au matérialisme moderne, sous-tendu par la logique du sujet, et elle est tout aussi incapable de fonder la morale. Elle ne peut que l'affirmer pour elle-même, ce qu'exprime la notion de "sans-base" (mukitei 無基底) chez Nishida. On ne peut fonder les valeurs humaines (morales etc.) ni dans le paradigme dualiste des modernes, ni dans l'inversion de ce paradigme par la logique du prédicat, mais seulement dans le fil de l'histoire (naturelle, puis humaine) et dans la trajectivité des milieux humains.

Lectures conseillées :

- Augustin BERQUE, Être humains sur la Terre. Principes d'éthique de l'écoumène, Paris, Gallimard, 1996.
- François JULLIEN, Fonder la morale. Dialogue de Mencius avec un philosophe des lumières, Paris, Grasset, 1995.

Le besoin humain de vivre dans la justice et la paix n'est pas souvent, dans les représentations habituelles, relié à la nature. Celle-ci, en particulier dans la tradition occidentale, est au contraire invoquée pour expliquer (sinon même justifier, comme ce fut le cas du nazisme) l'injustice et la guerre : "L'homme est un loup pour l'homme" (Hobbes), "La raison du plus fort est toujours la meilleure" (La Fontaine), etc. Cette dépréciation de la nature a une longue histoire, qui tend – pour le meilleur comme pour le pire – à placer l'humain dans un registre irréductible à l'ordre naturel. Cette vision aboutit aujourd'hui à une décosmisation qui met en péril l'existence même de l'humanité sur la Terre. Il importe de refonder l'éthique sur la Terre, dans une onto-cosmologie dépassant le paradigme moderne.