vendredi 14 janvier 2011

Le principe de la co-suscitation, actif à tous les étages

Globules Blanc (Pierre - Léon)
"Globules blancs"
(CC : leonzerider / Pierre - Léon)
Séminaire "Questions de mésologie". Compte rendu du cours du jeudi 13 janvier 2011

A. Berque définit le sens dans lequel il utilise le terme "mésologie", introduit en 1848 par Charles Robin comme "l'étude des milieux" (v. CR du cours du 9.12.10. "Historique du terme mésologie")

1. Dans le cadre de la mésologie, il s'agit ici plus spécialement des milieux humains, mais le principe est le même que pour l'étude des milieux en général. A. Berque définit "milieu" comme la relation d'un sujet avec son environnement. Ledit "sujet" s'entend à toute échelle et à tout niveau ontologique : individuel ou collectif, humain ou vivant, dans l'espace comme dans le temps (l'histoire, l'évolution). La subjectité (le fait d'être un sujet : subjecthood, shutaisei 主体性) peut être celle d'une personne individuelle, d'un groupe, d'une société, d'une espèce, voire de la vie en général.
Elle se précise au cours de l'évolution et de l'histoire pour culminer en subjectivité dans la conscience humaine individuelle (le cogito de Descartes), mais cette culmination n'abolit pas l'appartenance de la subjectivité humaine aux strates de subjectité inférieures, qui la soutiennent nécessairement, mais dont elle n'a pas conscience. Nous ne sommes pas conscients, par exemple, de l'action de nos globules blancs pour défendre notre organisme contre les infections, i.e. les agressions de l'environnement contre notre intégrité de sujet vivant. Nous ne sommes que partiellement conscients de notre métabolisme, i.e. de l'interaction physiologique de notre organisme avec l'environnement.

2. Par ailleurs, grâce à la science, nous connaissons de mieux en mieux ces interactions sujet/environnement, qui pour nous n'existeraient pas sans la science. L'environnement défini par la science n'est pas celui dont nous avons ordinairement conscience. C'est ainsi que le paysage n'est pas l'environnement. L'environnement fonde le paysage, mais le paysage est irréductible à l'environnement. Il relève d'une opération particulière, dans laquelle, en tant que sujets, nous élaborons notre relation à l'environnement dans un certain sens, différent de celui dans lequel d'autres sujets élaborent leur propre relation à l'environnement. Ce principe vaut à toute échelle ontologique (v. supra, 1). Il a été reconnu simultanément par Uexküll (au niveau ontologique des espèces vivantes en général) et par Watsuji (au niveau ontologique des cultures humaines). C'est ainsi qu'Uexküll a distingué l'Umgebung (le donné environnemental universel) de l'Umwelt (le monde ambiant propre à une certaine espèce), et Watsuji le shizen kankyô 自然環境 (l'environnement naturel) du fûdo 風土 (le milieu propre à une certaine culture). 

3. Watsuji (WATSUJI Tetsurô  和辻哲郎, 1889-1960), dans Fûdo 風土 (1935) a introduit le concept de fûdosei 風土性 pour exprimer la relation que la subjectité humaine, dans un certain milieu, entretient avec l'environnement. Il définit ce terme comme "le moment structurel de l’existence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki  人間存在の構造契機). A. Berque l’a traduit par médiance, à partir de la racine latine med- qui en français a donné milieu, et plus spécialement du latin medietas, qui signifie « moitié ». Cela signifie que la structure ontologique de l’humain couple dynamiquement deux « moitiés », l’une qui est le corps individuel, l’autre qui est un certain milieu, i.e. un système éco-techno-symbolique. Cette idée a été précisée à partir de Leroi-Gourhan, qui a montré, dans Le Geste et la parole (1964), que l’espèce Homo sapiens a émergé par extériorisation, hors du corps animal (individuel), de certaines des fonctions de ce corps, qui se sont développées à l’extérieur de lui sous forme de systèmes techniques et symboliques, constituant ainsi un corps social (collectif). Pour Leroi-Gourhan, le développement de ce corps social a entraîné, par effet en retour, l’hominisation du corps animal. Dans la mésologie d’A. Berque, le corps social est appelé corps médial, parce qu’il comprend également les écosystèmes de notre environnement. Notre corps médial, c’est notre milieu, qui est donc éco-techno-symbolique.

4. L’hypothèse de Leroi-Gourhan est assumée dans la mésologie d’A. Berque, où elle se traduit par un principe : à toute échelle ontologique, il y a co-suscitation entre le sujet et son milieu. Dans le cas de l’émergence de l’humain, il y a eu co-suscitation entre l’hominisation (la transformation du corps animal en celui d’Homo sapiens), l’anthropisation (la transformation matérielle du milieu sous l’effet de la technique) et l’humanisation (la transformation immatérielle du milieu sous l’effet du symbole). A l’échelle temporelle de l’histoire contemporaine, il y a corrélation entre l’essor de l’individualisme (i.e. l’évolution de la subjectité) et la décomposition de la forme urbaine, qui tend à n’être plus qu’une juxtaposition de formes individuelles. Cette évolution résulte du parti ontologique qui, au XVIIe siècle, a fondé la modernité : le dualisme. Celui-ci réduit l’humain à son identité individuelle (celle de son corps animal), en forclosant (locking out) son corps médial, qui n’est plus dans le dualisme qu’une collection d’objets extérieurs, inassumés comme être collectif. Mais le principe de la co-suscitation entre le sujet et son milieu reste effectif même dans le dualisme (qui en nie pourtant le principe) : à l'absolutisation de l'objet (censé être un en-soi totalement étranger au sujet) a répondu celle du sujet (réduit à la conscience individuelle), laquelle a entraîné l'essor de l'individualisme.

Lectures conseillées

- WATSUJI Tetsurô, Fûdo. Le milieu humain, Paris, Editions du CNRS, 2011 (1935).
- André LEROI-GOURHAN, Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964 (2 vol.).
- Augustin BERQUE, Milieu et identité humaine. Notes pour un dépassement de la modernité, Paris, Donner lieu, 2010.   

Texte corrélatif

"Le paysage de Cyborg".