jeudi 17 novembre 2011

Notices. A propos des termes "en", "fûdo" et "ba" / Augustin Berque

Depuis-vers l'engawa, à Satoyama (Japon) (cc)
Rédigé par Augustin Berque pour le séminaire Japarchi du 17 décembre 2011, Kyôto, Nichibunken.

En 縁 

Comme terme technique de l'architecture, en est synonyme d'engawa 縁側, auquel renvoie directement le dictionnaire de l'architecture ancienne de Takei Toyoji 武井豊治, Kokenchiku jiten 古建築辞典, Tokyo, Rikôgakusha, 1994) pour définir ce dernier comme suit: "partie planchéiée construite du côté extérieur d'une pièce à tatamis". De son côté, le dictionnaire de la Nihon kenchiku gakkai (Kenchikugaku yôgo jiten 建築学用語辞典, Tokyo, Iwanami, 2e éd., 1999) donne d'abord d'en l'équivalent anglais veranda, puis définit le terme comme "partie planchéiée du côté extérieur d'un bâtiment.
On distingue suivant le type de plancher le kirime en 切目縁, le kure en くれ縁 et le sunoko en すのこ縁. Voir engawa 縁側, nure en 濡れ縁". Les entrées respectives de ces derniers termes permettent de voir que, dans le kirime en, les planches sont perpendiculaires au côté du bâtiment ; que, dans le kure en, elles lui sont parallèles ; et que dans le sunoko en (que le dictionnaire traduit par hurdle veranda), il s'agit d'un treillis à claire-voie, dont les lattes sont de bois ou de bambou. Quant à engawa, le dictionnaire le définit comme "longue plate-forme planchéiée bordant le côté extérieur d'un zashiki*". Enfin, nure en est défini comme "engawa exposé à la pluie. Identique en pratique au soto en 外縁", terme qui de son côté est défini comme "engawa situé à l'extérieur des volets pare-pluie (amado 雨戸) et autres écrans (tategu 建具). Identique en pratique à nure en".
En est représenté par le sinogramme qui, en mandarin, se prononce yuán ou yuàn, et qui est formé de deux éléments. Celui de gauche est la clef signifiant "fil"; celui de droite représente un porc au ventre pendant, sens qui a dérivé vers celui de bordure pendante d'un tissu. Yuán signifie, selon le Grand Ricci de la langue chinoise : 1. Longer, le long de ; 2. Suivre, se conformer à ; 3. Cause, raison, motif ; à cause de ; 4. Dans le bouddhisme, a traduit le sanscrit pratyaya: conception, expérience, raison, cause ; cause accessoire; 5. Affinité fixée par le destin, rencontre providentielle, occasion ; attirance spontanée ; 6. Grimper, s'accrocher, se hisser ; s'appuyer sur ; contre ; 7. Entourer, encercler (...). Quant à lui, yuàn signifie : bordure d'un vêtement, liseré ; bord, rebord d'un objet.
En japonais, en est la lecture on yomi de ce sinogramme. Outre eni et enishi, qui sont dérivés de en, ses lectures kun yomi sont particulièrement nombreuses : yori, tayori, yukari, heri, fuchi. Leurs significations sont de deux ordres : les unes (eni, enishi, yukari, tayori) sont en rapport avec la notion de relation , les autres (heri, fuchi) avec celle de bordure.
De tous ces termes, en est le seul à allier les deux sens, l'un concret (le sens architectural), l'autre abstrait, mais concrétisé par le type de relation dont il s'agit. Ces deux sens sont liés, l'en(gawa) étant certes une bordure matérielle, mais aussi incarnant en architecture l'idée générale de l'en comme relation. En effet, l'en(gawa) symbolise et ménage la relation du bâtiment avec l'extérieur (en particulier avec le jardin), et c'est aussi un lieu qui occasionne et favorise l'en comme relation entre gens du dedans et gens du dehors. Dans une relation familière, il est possible d'entrer ("monter") dans la maison par l'en(gawa) : engawa kara ie ni agaru 縁側から家に上がる ; il est possible également, pour le visiteur impromptu, de s'asseoir sur le bord de l'en(gawa), tandis que l'habitant pourra rester sur le tatami de la pièce attenante, par exemple pour une causette informelle visant à un mariage, endan 縁談, "histoire d'en" (en signifiant ici la relation virtuelle entre de possibles époux). De tels rapports sont évidemment impensables si le visiteur est un inconnu, "sans en" (muen 無縁), c'est-à-dire sans lien avec l'habitant.
Comme d'autres termes d'usage courant (genkan* 玄関, shoin* 書院 etc.), en est un transfert du bouddhisme à l'architecture. Il symbolise par excellence la corrélation entre espace physique, espace social et espace mental qui caractérise la spatialité d'une société. En l'occurrence, le Japon illustre l'accent mis par le bouddhisme sur la relation plutôt que sur la substance. Les caractéristiques de la langue japonaise, entre autres, permettent de penser que cette propension est antérieure à l'introduction du bouddhisme, mais le fait est que le bouddhisme du Grand Véhicule l'a renforcée en la construisant aux trois plans du mental, du social et du physique.
Le mot en vient comme on l'a vu du chinois, où le sinogramme a été utilisé pour traduire diverses notions bouddhiques fort importantes. Le Vocabulaire du bouddhisme japonais de Frédéric Girard (Genève, Droz, 2008, 2 vol.) indique qu'il a rendu les mots sanscrits ālambana, objet d'attachement, objet percevable (plutôt qu'objet en soi, viśaya), et pratyaya, support, moyen, condition, affinité, croisement de chaînes causales. En entre en composition dans de nombreux termes bouddhiques, en particulier dans engi 縁起, qui traduit à l'origine le sanscrit prātityasamutpāda, coproduction conditionnée, mais qui est passé dans la langue courante pour signifier un lien établi par la superstition entre des faits quelconques. Par exemple, engi ga warui 縁起が悪い signifie "c'est de mauvais augure". Parmi d'autres mots du langage courant, signalons 縁日, "jour d'en", i.e. jour de fête d'un temple (shintô ou bouddhique).
Ces diverses notions supposent qu'un champ relationnel relie entre eux les existants, qui n'existent justement que de par ces relations et non en eux-mêmes, substantivement et individuellement. Cette conception de l'être diffère profondément de celle qui a marqué l'histoire de l'Occident depuis les Grecs, et qui au contraire se caractérise par son substantialisme et son individualisme. 
Dans le milieu nippon, elle a engendré, entre autres, des caractéristiques architecturales telles que l'engawa, ou en littérature des formes telles que l'engo 縁 語, « mot de lien », à savoir un trope où l'on joue sur l'ambivalence de ce mot pour susciter deux lectures possibles, alliant ainsi deux champs sémantiques différents. Par exemple, cité par Jacqueline Pigeot (Michiyukibun. Poétique de l'itinéraire dans la littérature du Japon ancien, Paris, Maisonneuve et Larose, 1982, p. 106) :
            Akigiri no     Avec le brouillard d'automne
            tomo ni tachi-idete (...)  qui s'élève / si vous partez (...)
où le verbe tachi peut avoir les deux sens de 立 ち"s'élever" (le brouillard) ou de 経 ち"partir" (le voyageur), ambivalence dite « mot d’accroche » (kake kotoba 掛詞). Ce double sens de tachi est annoncé par le mot de lien akigiri, le départ étant traditionnellement associé au brouillard des petits matins.
Ces expressions esthétiques sont sous-tendues par une logique qui n'est autre que celle de la symbolicité, dans laquelle A est aussi non-A. Celle-ci, en Occident, a été radicalement forclose du domaine de la raison, sous la forme du principe du tiers exclu : soit A soit non-A, to be or not to be, mais pas l'un et l'autre à la fois. En Asie au contraire, comme l'a mis en lumière Yamanouchi Tokuryû 山内得立 dans Logos et lemme (Rogosu to renmaロゴスとレンマ, Tokyo, Iwanami, 1974), le bouddhisme en a fait un principe logique, celui du tiers inclus, que l'Inde a élaboré sous la forme du tétralemme (en sanscrit catuskoti) : 1. affirmation (A) ; 2. négation (non-A) ; 3. ni affirmation ni négation (ni A ni non-A) ; 4. à la fois affirmation et négation (à la fois A et non-A).
Ce qu'incarne le symbole en général, c'est le 3e et le 4e lemme. Dans la spatialité japonaise en particulier, c'est ce qu'incarnent les deux exemples susdits : l'engo tachi veut dire à la fois "partir" et "s'élever", tandis que sur l'en(gawa), l'on n'est ni dedans ni dehors, mais aussi, à la fois, dedans et dehors.

Fûdo 風土

Une rizière à Hokkaïdo (cc )
Ce mot est brièvement défini par le Kôjien (éd. 1969) comme "état du terrain (tochi no jôtai 土地の状態), à savoir le climat, les sols etc.". Le Shin seiki bijuaru dai jiten新世紀ビジュアル大辞典 de Gakken (éd. 1998) est plus explicite : "1. État global (hôkatsu shita jôtai 包括した状態) des conditions naturelles et historiques propres à une certaine région. Cultural climate. 2. Accumulation des expériences primitives influençant la formation mentale d'un individu".
La définition du Gakken traduit visiblement le sens particulier qu'à donné à ce mot de fûdo l'essai fameux de Watsuji Tetsurô 和辻哲郎 (1889-1960), Fûdo 風土 (1935), tandis que celle du Kôjien rend un sens plus courant, grosso modo celui de "conditions naturelles propres à une certaine région".
Le terme original chinois fēngtŭ 風土 est défini par le Grand Ricci de la façon suivante : "1. Coutumes du pays. 2. Climat d'une région". Cette ambivalence, référant à la fois à la nature et à la société, est inhérente au premier des deux sinogrammes de fēngtŭ, , dont le sens principal est "vent", mais d'où sont nées métaphoriquement de nombreuses acceptions sans rapport direct avec la météorologie : enseignement, guidance, usage, commandement, disposition, tempérament... Le second sinogramme, , veut dire la terre. Littéralement, donc, fēngtŭ veut dire "vent-terre" ; mais comme en chinois (et en japonais), au contraire du français, le déterminant précède le déterminé, il faudrait entendre plutôt "la terre selon le vent", "le vent" prenant ici son sens culturel (usage, tempérament...) et signifiant par là la manière dont "la terre", autrement dit la nature locale, est interprétée par une certaine société.

C'est effectivement dans ce sens-là que Watsuji a fait usage du terme fûdo. Il en a tiré le concept de fûdosei 風土性, qu'il pose d'entrée de jeu (dès la première ligne) comme l'objet de son essai et qu'il définit comme "le moment structurel de l'existence humaine", ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造景気. Il pose immédiatement ensuite une distinction capitale entre fûdo, le milieu humain, et shizen kankyô 自然環境, l'environnement naturel ; et dans les pages suivantes, il met en avant l'étude des milieux comme une nouvelle branche de savoir, la mésologie fûdogaku 風土学. Il entend cette mésologie comme une phénoménologie herméneutique du rapport des sociétés humaines à leur environnement.
(cc) Antoine Lendrevie
Bien que Watsuji n'en ait pas eu connaissance, en Allemagne, à peu près au même moment, le naturaliste Jakob von Uexküll (l'un des pères de l'éthologie) établissait dans l'étude des animaux une distinction fondamentale entre le donné environnemental objectif, Umgebung, et le monde ambiant propre à telle ou telle espèce, Umwelt. Au niveau ontologique de l'humain, la distinction watsujienne entre environnement et milieu est homologue à la distinction uexküllienne entre Umgebung et Umwelt au niveau ontologique de l'animal (ou du vivant en général). Le lien de l'une à l'autre s'est vraisemblablement établi à travers Heidegger, qui fut influencé par Uexküll, et que Watsuji avait lu.
Le concept central de la mésologie watsujienne, fûdosei, peut se traduire de deux façons, soit que l'on s'attache à la définition que Watsuji en a donnée lui-même, soit que l'on s'attache au sens plus ordinaire qu'a fûdo en japonais ainsi qu'à la lecture que l'on a faite ordinairement de l'essai de Watsuji au Japon. La première piste, suivie par Augustin Berque, a donné médiance, mot dérivé du latin medietas, qui veut dire "moitié". En effet, il y a dans l'humain, selon Watsuji, deux "moitiés" : le côté individuel, qu'il rend par hito , et le côté relationnel, qu'il rend par aida* ; les deux faisant en semble l'humain, ningen 人間. Le couplage dynamique de ces deux moitiés, c'est la médiance. La seconde piste mènerait à traduire fûdosei par contréité, c'est-à-dire la singularité propre à une certaine contrée. Ce second sens en appelle davantage au sentiment que les Japonais ont de leur singularité. C'est dans ce sens-là, c'est-à-dire en tant que nippologie, que Fûdo a été reçu et qu'il est devenu l'un des grands livres, maintes fois réédité, de la pensée japonaise au XXe siècle. L'inconvénient de cette seconde interprétation est qu'elle mène facilement au déterminisme environnemental, que Watsuji écarte dès l'abord en soulignant le rôle central de la subjectité (shutaisei 主体性) humaine dans la médiance, mais où nombre de ses lecteurs sont tombés.
Il est incontestable au demeurant que les deux sens sont liés : dans fûdosei, il y a à la fois structure existentielle (i.e. médiance) et singularité locale (i.e. contréité). L'idée sous-jacente est que le milieu (fûdo), c'est-à-dire le rapport d'une société humaine à l'environnement, s'établit dans la contingence de l'histoire, et qu'il est donc toujours singulier. Le milieu incarne l'histoire, et l'histoire donne sens au milieu.
C'est dans ce double sens que la modernité aura été contraire au fûdo nippon, au point que le sociologue Miura Atsushi 三浦展a pu parler de fast-fûdoïsation, autrement dit que le milieu devient non-lieu, dans son ouvrage Fast-fûdoka suru Nippon ファスト風土化する日本 (Notre fûdo devient macdo, Tokyo, Yôsensha, 2004), où il dénonce les effets sociaux de l'étalement urbain, de la multiplication des grandes surfaces en périphérie des villes et le long des grands axes, de l'uniformisation des paysages, etc. ; bref, les effets de l'urbain diffus.
Le pont Riôgoku, sur le fleuve Sumida, Tokyo
(CC) Ken OHYAMA
On peut en effet considérer que dans le néolibéralisme ambiant, c'est-à-dire à l'apogée du capitalisme, triomphent des principes non seulement contraires à la spatialité japonaise traditionnelle, mais à toute spatialité : à la corrélation du social, du mental et du physique dans le champ relationnel commun d'une certaine médiance a succédé la discrétisation ( la dé-concrétisation) de toute réalité en unités comptabilisables, donc rentables et appropriables individuellement, plutôt que vivables en commun ; de la sorte, au vivre-ensemble a succédé le time/space is money, dans l'espace universel du profit par mètre carré, au lieu des paysages toujours singuliers d'une certaine contréité. L'humain n'y est plus que cet individu sans lieu dont le cogito cartésien symbolisa l'apparition, un hito dépouillé de son aida, et qui a donc perdu la moitié de lui-même.
Il s'y ajoute, dans le cas du Japon, que ces principes du capitalisme se sont affirmés en milieu occidental, où ils sont nés de l'accent mis par l'histoire sur la substance, puis de là sur l'individu, alors que l'histoire du milieu nippon avait au contraire été marquée par l'accent mis sur la relation et sur la singularité des situations concrètes, des lieux et des moments vécus en commun (v. ba* et en* ), comme le symbolise dans la cérémonie du thé la formule ichigo ichie 一期一会 : un moment, une rencontre. Les effets du capitalisme n'en auront été que plus violents au Japon, et justifient que l'on y ressente plus intensément qu'ailleurs la perte de médiance et de contréité qui en résulte. De même que le poète Li Shangyin 李商隠 (813-858) parla de "tue-paysage" (shāfēngjĭng 殺風景, en japonais sappûkei), on pourrait ainsi parler de "tue-milieu" (sappûdo 殺風土) pour le capitalisme en général, et plus particulièrement pour le néolibéralisme contemporain.

Ba

sens originel : "terrain élevé, ouvert et ensoleillé" (cc)
Il ne s'agit pas directement d'une notion architecturale. Le mot ne figure pas dans le dictionnaire de la Nihon kenchiku gakkai (Kenchikugaku yôgo jiten 建築学用語辞典, Tokyo, Iwanami, 2e éd., 1999). Il ne figure pas non plus dans le dictionnaire de l'architecture ancienne de Takei Toyoji 武井豊治, Kokenchiku jiten 古建築辞典, Tokyo, Rikôgakusha, 1994). Ce n'est donc pas un mot technique. En revanche, c'est une notion fondamentale de la spatialité japonaise.
Dans le Nouveau petit dictionnaire japonais-français de Hakusuisha (édition 1994), ba n'est directement rendu que par un seul mot : scène (au théâtre), les autres acceptions relevant toutes d'un usage circonstanciel : watakushi wa sono ba ni wa iawasenakatta 私はその場には居合わせなかった je n'étais pas là ; sono ba de その場で sur place ; sur le champ ; sono ba kagiri no yakusoku その場かぎりの約束 promesse en l'air ; ba wo fusagu場をふさぐencombrant (littéralement: "bouche-ba").
Ces quelques indications suffisent pour se rendre compte que ba n'est pas seulement spatial, mais aussi temporel. C'est autant une occasion, une circonstance qu'un lieu. Cependant, la graphie traditionnelle est dès l'abord spatiale. Ce sinogramme est lu chăng ou cháng en mandarin. Il comporte à gauche la clef de la terre, et à droite un élément dont le sens originel est : terrain élevé, ouvert et ensoleillé (cet élément se retrouve dans yáng [ en japonais], dont le sens premier est : adret, colline ensoleillée). Il est défini comme suit par le Grand Ricci de la langue chinoise : 1. Lu chăng : a) Terrain (d'aviation, etc.) ; aire (de stationnement, etc.) ; place. b) Champ (de bataille). c) Champ (en géométrie, en physique, en sémantique...). c) Scène (au théâtre, au cinéma). d) Spécifique [terme de comptage] d'événements divers : crise (de paludisme...), averse, songe, partie (d'un jeu), match, session, représentation (au théâtre), séance. 2. Lu cháng : a) Aire à battre le grain. b) Se réunir.
On voit que ce sinogramme désigne bien un lieu, mais qu'il y ajoute le sens de ce qui se déroule en ce lieu ; connotation qui, à la limite, perd son sens spatial pour devenir purement temporelle. L'expression yì cháng 一場 signifie : une fois. Elle compte également ce qui se déroule en une fois (une séance, un match etc.). De là, elle compte diverses choses qui durent un certain temps : averses, chutes de neige, tempêtes, maladies, parlottes... ; mais aussi toutes sortes d'événements : affaires, procès, pertes, examens, séances, scènes... Suivant les cas toutefois, yì cháng peut être pleinement spatial, et vouloir dire par exemple : toute la salle, toute l'assistance, toute l'aire... Sens voisin : terrain tout plein de quelque chose, couvert de monde, etc.
Les usages de en japonais ( en on yomi, ba en kun yomi) sont à peu près les mêmes. Ce sinogramme est défini comme suit par le Kanjigen de Gakken (édition 1994) : 1. Ba : terrain vaste et plat : hiroba 広場 place, esplanade. 2. terrain surélevé aplani, terrasse, aire (pour battre le grain) : jôho 場圃 aire, potager. 3. Lieu de rassemblement spacieux : kaijô 会場 salle (de réunion, de concert...). 4. Ba : lieu (tokoro), endroit, terrain. 5. (Une) fois, p. ex. dans l'expression ichijô no shunmu 一場春夢 "un rêve de printemps" (i.e. la vie est brève). Le dictionnaire relève ensuite comme proprement japonaises (i.e. absentes en chinois) les acceptions suivantes : 1. Ba : lieu (tokoro ) où il se passe quelque chose, occasion (baai 場合), époque (jiki 時期). Scène (bamen 場面). Les lieux de l'action (genba 現場). 2. Scène (division temporelle d'une pièce de théâtre).
Il n'y a donc pas de différences significatives entre l'usage nippon de ce sinogramme et ses acceptions en chinois. Quant au sens qu'avait le mot ba indépendamment de sa transcription par ce sinogramme, le dictionnaire de langue ancienne Iwanami kogo jiten岩波古語辞典 (édition 1990) indique : "1. Endroit, lieu. champ. 2. En particulier, champ de bataille". On voit que ces acceptions sont purement spatiales. Il se pourrait donc que ce soit le sinogramme qui ait ajouté, ou favorisé, les acceptions temporelles que l'on vient de voir.
Dans la langue moderne, outre les acceptions que l'on a vues jusqu'ici, ba en ajoute deux nouvelles selon le Kôjien 広辞苑 d'Iwanami (édition 1969) : en physique, champ (magnétique, etc.) ; en psychologie, dans un sens dérivé de la physique, ba indique un champ de relations interactives quelconques. Le Kokugo jiten 国語辞典 de Shûeisha (édition 1993) ajoute celle-ci : en économie. session d'une place boursière.
Le Kenkyusha's New Japanese-English Dictionary (édition 2003) indique par ailleurs un certain nombre d'expressions révélatrices : ba wo toru prendre de la place ; kono ba この場ici ; en l'occurrence ; sono ba sono ba その場その場 en toute occasion ; selon l'occasion ; ba ga shirakeru 場がしらけるrefroidir l'ambiance ; ... no ba ga nai の場がないne pas avoir l'occasion de ; ba wo fumu 場を踏むgagner de l'expérience; etc. Tout cela révèle l'intrication du spatial et du temporel dans le même mot ba.
En composition, c'est l'un ou l'autre sens qui l'emporte. Baai 場合, c'est le cas, l'occasion, la circonstance ; mais baba 馬場, c'est un terrain d'équitation. Baatari 場当たりet bachigai 場違いsont de sens inverse : opportun, inopportun. Bakazu (wo fundeiru) 場数(を踏んでいる), c'est (avoir de) l'expérience (mot à mot "(avoir foulé) nombre de cas") ; bamen 場面, une scène. Basho 場所est spatial (sauf en sumô, où c'est un tournoi) : endroit, lieu, site, siège, espace, place ; de même basue 場末 : "au bout du ba", i.e. les faubourgs.
Pour résumer, ba peut avoir principalement trois sens : lieu ; lieu où quelque chose se passe ; ce qui se passe quelque part. C'est le contexte qui décide lequel l'emporte, mais les deux autres sont toujours sous-entendus. C'est dire que ba est concret : il se passe là du croître-ensemble (cum crescere > concretus) entre les lieux, les gens, les choses et les faits.
C'est sans doute pour cela que ce terme a inspiré la nippologie, sa concrétude s'opposant aux abstractions du paradigme occidental moderne, en particulier à celle de "l'espace universel" et à son absolue neutralité. Au contraire, un ba est la singularité même, et il n'est jamais neutre : tout en dépend. Agir sono ba sono ba, somme toute "au lieu le lieu" (comme on dit en France au jour le jour), c'est se comporter chaque fois en fonction de la situation, qui dictera la conduite à prendre. C'est l'opposé même du dualisme transcendantal, aux recettes passe-partout, de l'universalisme moderne. En ce sens, ba exprime fort bien la spatialité du sujet nippon, dont l'expression verbale dépend de chaque situation, à l'inverse de l'ubiquité du "je" de la langue française. De son côté, celui-ci traduit fort bien la transcendance du cogito cartésien, dont l'être, selon le Discours de la méthode, "n'a besoin d'aucun lieu" pour être. La nippologie, par contraste, insistera sur la tyrannie exercée par le ba sur le sujet individuel. Par exemple, reprenant la notion à la suite de La société verticale (Tate shakai no ningen kankei 縦社会の人間関係, Tokyo, Kôdansha, 1967) de Nakane Chie 中根千枝, qui insiste sur l'appartenance et l'identification de l'individu à un ba collectif, Kawai Hayao 河合隼雄, dans Bosei shakai Nihon no byôri 母性社会日本の病理 (Pathologie de la maternance nippone, Tokyo, Chûôkôronsha, 1976) montre que le ba enveloppe et protège, mais asservit aussi les sujets qui en relèvent.
Il est clair que, chez ces deux auteurs, le ba est opposé à l'individualisme occidental moderne. Il n'est pas jusqu'à la robotique, au Japon, qui ne cherche à recréer un sens du ba dans les systèmes experts, comme le montre Shimizu Hiroshi 清水博 dans Seimeichi toshite no ba no ronri 生命知としての場の論理 (La logique du ba comme sens de la vie, Tokyo, Chûôkôronsha, 1996). Significativement, celui-ci s'inspire de Yagyû Munenori 柳生宗矩, un maître de sabre du début de l'époque d'Edo, dont la technique du katsunin ken 活人剣 consistait à s'identifier à la dynamique de l'adversaire pour anticiper ses coups. C'est bien là le thème fondamental du ba, où le sujet individuel, s'effaçant devant la tournure des choses, devient conjoncture.

Bibliographie

BERQUE Augustin, Écoumène. Introduction à l'étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, 2009
WATSUJI Tetsurô, Fûdo. Le milieu humain, Paris, CNRS, 2011 (Fûdo, 1935).

Palaiseau, 17 novembre 2011.