jeudi 12 janvier 2012

Comment souffle l’esprit sur la terre nippone / Augustin Berque

Le Jōmon Sugi (縄文杉) sur l'île de Yakushima
Le Jōmon Sugi (縄文杉) sur l'île de Yakushima
Colloque Spiritualités japonaises. Bruxelles, Palais des Académies, 21-23 septembre 2011

Comment souffle l’esprit sur la terre nippone

par Augustin Berque

Résumé : Le mot qui en japonais désigne un milieu humain, fûdo, s'écrit avec deux sinogrammes associant le vent et la terre. Le vent désigne ici à la fois les phénomènes météorologiques et les moeurs d'un pays, la terre étant quant à elle ce qui fonde et localise tout cela dans la nature. On peut, métaphoriquement, rapprocher ce rapport  terre/vent du rapport entre sujet S (la base substantielle) et prédicat P (la manière insubstantielle de saisir cette base), ainsi que du "litige" (Streit) heideggérien entre terre et monde, voire du rapport nature/culture. Dans ce rapport, la terre S est assumée en tant que monde P. Ce rapport vaut pour tous les milieux humains, dont il produit la réalité (S/P, i.e. S saisi en tant que P). Il est toutefois insaisissable dans le cadre du dualisme occidental moderne classique, pour lequel la terre ne peut être qu'un objet (S) abstrait idéalement de tout prédicat humain (autrement dit un S sans P), que ce dernier soit matériel (tels les systèmes techniques), charnel ou spirituel (tels les systèmes symboliques). La faille logique de ce dualisme, qui absolutise l'objet (i.e. S), est que l'existence même de S suppose nécessairement qu'il soit saisi (prédiqué) en tant que quelque chose par une instance humaine. La "logique du prédicat" mise en avant par Nishida ne combla nullement cette faille ; elle ne fit que culbuter le parti scientifique (l'absolutisation de S) en un parti mystique (l'absolutisation de P). Au delà de cette symétrique impasse, il s'agira ici de sonder la possibilité d'interpréter la constitution de la réalité, et plus spécialement la symbolicité des choses, comme une concrétisation du tétralemme nagarjunien, qui fut introduit au Japon par le bouddhisme du Grand Véhicule et s'y exprima notamment dans le zen.


1. Ce que c’est qu’un pin, apprends-le du pin
Dans la langue que cela concerne en premier, le japonais, « spiritualités japonaises » peut se dire de plusieurs façons ; par exemple Nihon no seishinsei日本の精神性, nihonteki seishinsei日本的精神性, Nihon ni okeru seishinsei日本に於ける精神性… Là, les nuances jouent sur le rapport entre la spiritualité, thème principal, et le Japon, cas particulier ; mais si l’on veut faire au contraire de la japonité le thème principal, on pourra dire plutôt Nihon no yuishinsei日本の唯心性, nihonteki reisei日本的霊性[1], Nihon ni okeru kyûdô日本に於ける求道, voire, pourquoi pas,  Yamato damashii大和魂 Chacune de ces expressions peut orienter le propos dans un certain sens ; mais sans entrer ici dans leur exégèse, remarquons simplement deux choses : le japonais n’ayant pas d’article, et ne distinguant habituellement pas le singulier du pluriel, les expressions susdites ne permettent pas de savoir s’il s’agit de la, ou d’une, ou de certaines, ou de toutes les formes de la spiritualité au Japon. Or s’agissant de spiritualité, il n’est pas anodin que doivent s’établir autrement, ou ne puissent pas s’établir, ces couples distinctifs à nous autres familiers que sont le défini et l’indéfini, le particulier et le général,  le singulier et l’universel. Cela par exemple a quelque rapport avec l’idée qu’exprime cette sentence de Dôgen « le printemps appelle la fleur, la fleur appelle le printemps (haru wa hana wo hiku, hana wa haru wo hiku mono nari 春は華をひく、華は春をひくもの也 ) » ; en somme, que l’universel tend au singulier, et le singulier à l’universel, comme sept siècles plus tard le professera la philosophie nishidienne.
Voilà ce qu’illustre encore une citation fameuse de Bashô, rapportée par son disciple Hattori Tohô (1657-1730) dans Sanzôshi : « Ce que c’est qu’un pin, apprends-le du pin ; ce que c’est qu’un bambou, apprends-le du bambou (Matsu no koto wa matsu ni narae, take no koto wa take ni narae  松のことは松に習へ、竹のことは竹に習え ) ». Du point de vue strictement formel qui serait, par exemple, celui d’une philosophie analytique, l’absence d’article et de marque du pluriel dans cet énoncé ne permet pas de trancher entre une approche déductive (connaître les pins en général permettrait de connaître un pin en particulier) et une approche inductive (à l’inverse, connaître un pin en particulier permettrait de connaître les pins en général).
Se poser un tel problème est toutefois inapproprié, puisque la langue concernée ne le pose justement pas. Autant demander au guanaco pourquoi il n’a pas les écailles de la tortue. Ce qui compte en japonais, et ce qu’exalte le précepte de Bashô,  c’est la saisie concrète de la chose dans son irréductible singularité ; ce qui est, a contrario, rejeter l’universalité abstraite[2]. Mais qu’est-ce donc que la « saisie concrète » d’une chose ? C’est respecter son rapport avec les autres choses dans la situation où se trouve effectivement le locuteur, ce jour-là. C’est valoriser la contingence de cette rencontre singulière dans le croître-ensemble  (ce cum-crescere qui nous a donné concretus), la concrescence des personnes, des mots et des choses dans la réalité humaine.
Ce croître-ensemble, c’est ce qu’a dissocié le dualisme moderne, permettant désormais de prétendre que les choses ne sont pas les mots, et encore moins l’esprit. Certes, les mots ne sont plus les choses quand, par arrêt sur objet, vous extrayez l’existence humaine de la réalité se faisant pour vous livrer à la considération abstraite d’une réalité déjà faite, qui existerait en soi ; autrement dit, quand vous réduisez l’histoire de la natura naturans à la physique d’une natura naturata. Pour une telle physique, les choses sont des objets à propos desquels un observateur humain déploie un discours autant que possible objectif. Or qu’est-ce qu’un observateur ? Un être qui « sauve » (servare) sa propre nature en l’opposant  (ob-ponere) à celle des choses, dont derechef il s’oppose la nature propre en la « jetant » (jicere) par terre en tant qu’objet là-devant (ob).  En l’abstrayant à partir de quoi ? À partir de la réalité du croître-ensemble dont il participe lui-même, dans le « devant-naître » des choses (rerum natura) qui fait cette réalité.
C’est à l’exact opposé de cette abstraction que se situe le propos de Bashô : là où, au contraire, est à naître la réalité.


2. Confier sa pensée aux choses
Cette tendance est ancienne dans la culture japonaise. Dès le Manyôshû s’affirme le principe de « confier sa pensée aux choses (mono ni yosete omoi wo nobu 寄物陳思)[3] » ; c’est-à-dire qu’évoquer les choses revient à évoquer les sentiments qui vont avec elles, sans qu’il soit besoin de dire ceux-ci expressément. L’inverse du lyrisme, en quelque sorte. Or que les sentiments aillent avec les choses, ce n’est autre qu’une facette de ce même croître-ensemble que nous venons de voir : le contraire de l’abstraction. Cela entraîne non seulement ce fameux « sentiment des choses (mono no aware 物の哀れ que plus tard devait célébrer Norinaga, et dans lequel se confond ce que l’on éprouve à propos des choses avec ce que les choses elles-mêmes éprouveraient ; mais encore, omoi 思いdésignant la pensée – ce « je pense » de Descartes qui en japonais se dit ware omou –, cela entraîne aussi, dans le croître-ensemble de la réalité, l’union de la res cogitans et de la res cogitata.
Que la chose participe du cogito, voilà qui fera tiquer le rationalisme classique ; mais à l’encontre, même en Europe, Heidegger ne professa-t-il pas qu’une chose rassemble (versammelt) le Quadriparti (Geviert) de la terre, du ciel, des divins et des mortels[4] ? Dans un vocabulaire moins énigmatique, il s’agit de sa concrétude, i.e. du croître-ensemble dont elle participe, et qu’elle exprime par sa réalité même.  
Il vaut ici la peine de noter que le japonais a rendu « les divins (die Göttlichen) » du Quadriparti (shi hôiki 四方域) par shintekina monotachi 神的なものたち. Cette traduction, au demeurant fort exacte et littérale,  aura en effet pour nous l’avantage de faire ressortir l’ambivalence du terme mono もの (auquel s’ajoute en l’occurrence le suffixe tachi pour indiquer le pluriel[5]). Suivant les cas, mono sera aussi bien une chose (ce que peut préciser le sinogramme ) qu’un être humain (ce que peut préciser le sinogramme ). Au premier sens, ce mot s’est appliqué en particulier aux choses qui font peur ; ainsi dans bakemono 化け物 (fantôme, spectre, monstre) et dans mononoke 物の怪 ou 物の気 (même sens, mais plus particulièrement esprit mauvais qui s’attache aux humains par suite d’un maléfice ; ou encore, ce sortilège lui-même).
Dans mono se « rassemblent » donc, pour croître ensemble, l’objet matériel, l’humain et les esprits. Sans oublier les mots, of course ; car mono iu 物言う, c’est parler, dire quelque chose ; mais c’est aussi avoir un effet concret : kane ga mono iu yo no naka 金が物言う世の中, cela veut dire que l’argent mène le monde ; que l’argent, ça parle. Précisons que ce mono est en japonais encore plus courant que « chose » l’est en français. À la question posée par Lamartine dans Milly ou la terre natale, « Objets inanimés, avez-vous donc une âme / Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? », la réponse est évidemment oui, au Japon du moins. Parce que c’est un pays où l’on fantasme ? Au contraire : parce que c’est un pays où l’on aime le concret.


3. Tout en ayant substance, le paysage est tension vers l’esprit
On connaît en Europe le mot mononoke grâce au dessin animé long métrage de Miyazaki Hayao[6], Princesse Mononoké (1997) ; ce qui n’est qu’une demi-traduction, le titre japonais Mononoke hime voulant dire « la princesse des sortilèges », et la jeune fille en question s’appelant San, non pas, heureusement, Mononoke. Comme on le sait, le film raconte une histoire qui se passe à l’époque Muromachi (1336-1573), où la forêt primaire à feuilles luisantes (laurisylve, shôyôjurin 照葉樹林) cède petit à petit devant les défrichements, l’exploitation des mines et les forges, dévoreuses de combustible. La princesse des sortilèges, San, règne sur les « chiens de montagne », yamainu 山犬, nom prétéritif du loup qui se dit en japonais ookami , i.e. le grand esprit  ou le grand dieu (kami ) ; appellation jadis taboue qui, bien entendu, a beaucoup à voir avec l’animisme du shintô. Ce qui est là en jeu, en somme, c’est le grand souffle de vie qu’est la nature.
Revenons en effet sur le terme mononoke, lequel, comme on l’a vu, a deux graphies possibles :  物の怪 ou 物の気. Dans la première, ke signifie bizarre, inquiétant, monstrueux, spectral. Cette signification est redondante par rapport à celle de mono, qui a ici le sens de spectre ou d’esprit. Le véritable sens[7] de mononoke est mieux exprimé par la seconde graphie, où ke signifie le souffle de vie qui anime les choses bizarres (mono) en question. Le sinogramme se prononce plus couramment ki. Les deux lectures sont dérivées du chinois qi, qui signifie « souffle vital », ou « souffle cosmique ». C’est une version extrême-orientale de ce qui se dit en sanskrit âtman, en grec pneuma ou en latin spiritus, d’où vient notre notion de spiritualité. Esprit, qui en procède aussi, pouvait avoir à l’origine un sens très proche de mononoke ; ce qui subsiste par exemple dans esprit frappeur. Il pouvait aussi avoir un sens proche de « souffle vital » ; ce qui subsiste dans rendre l’esprit. Il pouvait même, au XIIe siècle, avoir le sens aujourd’hui disparu de « vent, air ». Ce sens-là est au contraire très présent dans nombre de notions courantes en Asie orientale, où il s’exprimera littéralement par le sinogramme du vent, feng , qui se prononce en japonais ou kaze –  comme dans kamikaze, ce « vent divin (神風) » qui, au XIIIe siècle, sauva le Japon d’une armada mongole.
Le vent, ce souffle vital du monde, anime en particulier la cosmologie du fengshui (風水, prononcé fûsui en japonais), comme il anime le paysage (fengjing 風景, jp fûkei) ainsi que toutes les choses qui s’y trouvent (fengwu 風物, jp fûbutsu), et qui au Japon vont chacune avec une certaine saison ou un certain lieu ; l’on dira par exemple que « la clochette à vent est insigne de l’été (fûrin wa natsu no fûbutsu 風鈴は夏の風物) ».
Ce souffle de vie, toujours, garde son ambivalence entre matériel et spirituel. Dans le paysage, les deux vont ensemble, concrètement. Voilà ce que, par une anticipation géniale, sut exprimer Zong Bing (375-443), le premier théoricien du paysage. Son Introduction à la peinture de paysage (Hua shanshui xu 画山水序), écrite vers 440, pose en effet dès les premières lignes que « s’agissant du paysage, tout en ayant substance matérielle, il est tension vers l’esprit (zhi yu shanshui, zhi you er qu ling 至於山水、質有而趣霊) ».
Mais qu’est-ce donc que cette « tension vers (qu , jp omomuki)», où la physique rejoint la spiritualité ?  


4. La trajectivité des choses
« Au commencement (…) l’esprit de Dieu planait sur les eaux », nous assure traditionnellement la Genèse ; ce qui, dans la Bible de Jérusalem, devient « un vent de Dieu tournoyait sur les eaux ». Apparemment donc, ce kamikaze du Livre n’habitait pas encore la terre ferme. La chose a dû se faire au cours de l’histoire, jusqu’à produire des paysages où, comme on vient de le voir, l’esprit émane des choses elles-mêmes ; et c’est ainsi par exemple qu’« il est des lieux où souffle l’esprit », comme le pose l’intitulé du premier chapitre de La Colline inspirée, de Maurice Barrès (1913), en prenant acte du culte de la Vierge sur la colline de Sion, près de Nancy.
Le vent, la terre, l’esprit… Comment se fait-il qu’une pareille métaphore fonctionne en des lieux et des temps si divers ? C’est-à-dire, qu’elle paraisse universellement attachée à tous les milieux humains ?
Voilà qui réclame une mésologie – cette science des milieux qu’appelait de ses vœux le médecin Charles Robin dans son exposé à la séance inaugurale de la Société de biologie, le 7 juin 1848 à Paris. Cette mésologie-là, fort positiviste, allait disparaître devant l’écologie, née vingt ans plus tard ; mais elle a réapparu sur d’autres bases, herméneutiques celles-là, dans l’œuvre de Watsuji Tetsurô, Fûdo (1935)[8].  Fûdo, cela s’écrit 風土, littéralement « le vent et la terre », ou « la terre au gré du vent ». Un dictionnaire courant[9] définira ce terme comme « l’environnement naturel propre à une certaine terre, lié intimement à la vie et à la culture humaines, et les influençant (ningen no seikatsu, bunka ni mitchaku shi eikyô suru, sono tochi tokuyû no shizen kankyô 人間の生活.文化に密着し影響する、その土地特有の自然環境) ». Voilà qui fleure un cras déterminisme, cette doctrine qui, de nos jours encore, en reste à la problématique d’un Hippocrate (-460/-377) ; à savoir que l’environnement déterminerait causalement la culture.  Par retour du balancier, les sciences sociales du siècle dernier en sont venues à un métabasisme niant tout fondement naturel aux affaires humaines ; mais entre déterminisme et métabasisme, on fait du sur-place, comme toutes les balançoires, et l’on n’apprend toujours rien sur l’inspiration des collines.
La mésologie en revanche accomplit une double révolution, simultanément dans les sciences de la nature et dans celles de la société, en distinguant avec Uexküll[10] le donné environnemental universel (Umgebung) du milieu propre à une certaine espèce (Umwelt), et, avec Watsuji, l’environnement naturel (shizen kankyô自然環境) du milieu propre à une certaine culture (fûdo). Si Umgebung et shizen kankyô sont la même chose (l’environnement objectif), Umwelt et fûdo sont homologues, mais ontologiquement de niveau différent : la première relève de la biosphère (l’ensemble des milieux vivants), le second de l’écoumène (l’ensemble des milieux humains) ; laquelle, en sus des écosystèmes de la biosphère, comprend les systèmes techniques et symboliques propres à l’humanité.
Ainsi, les milieux humains ne sont pas seulement écologiques ; ils sont éco-techno-symboliques. C’est pour cette raison que, dans l’écoumène, le vent peut être l’esprit de Dieu, et les formes matérielles tendre vers cet esprit. Pour la mésologie cependant, ce n’est là qu’un phénomène lié à l’existence humaine en vertu d’une certaine logique, et cela n’a rien de surnaturel[11].  
Cette logique est ce qu’on appelle trajection. La trajection, c’est la « tension vers » qui est à l’œuvre entre l’environnement et le milieu. Cela comprend deux phases, logiquement distinctes mais en pratique toujours concomitantes :


1.  Dans la première phase, un être quelconque – singulier ou collectif, vivant en général ou humain en particulier – saisit le donné environnemental en tant que quelque chose par les sens, par l’action, par la pensée, par les mots… Cet en-tant-que est une catégorisation analogue à ce qu’est en logique un prédicat (P), dont le sujet (S) serait le donné environnemental. Instituant une certaine réalité, cette opération peut se représenter par la formule r = S/P ; ce qui se lit : la réalité, c’est S en tant que P.  L’ensemble de ces en-tant-que, c’est le monde propre à l’être en question.


2.  Dans la seconde phase, les réalités (S/P) dudit monde servent historiquement d’appui, ou de cale, à de nouvelles prédications P’, P’’, P’’’ etc. ; ce qui peut se représenter par la formule (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’ etc., où l’on voit que les prédicats antérieurs se trouvent placés en position de sujet par rapport aux prédicats ultérieurs. Ils sont en quelque sorte taken for granted : pris pour un donné, alors qu’en fait ils sont construits ; c’est-à-dire qu’ils sont naturalisés. Un prédicat n’étant pas substantiel, contrairement à son sujet, cette naturalisation est une substantialisation ; autrement dit une hypostase. Cette hypostase, qui n’est pas le sujet S initial, se notera S’, S’’, S’’’ etc.  Dans ce calage trajectif, S’ s’appuie sur S/P, S’’ sur (S/P)/P’, etc.


La trajection apparaît donc comme processus historique où se réfléchissent indéfiniment l’assomption de S en P, et l’hypostase de P en S’. C’est ainsi, par calage trajectif, que fonctionne cette « nature des choses », rerum natura qui indéfiniment se donne comme un il-y-a (une Gebung), alors qu’en fait elle est toujours à naître (natura), dans l’histoire naturelle comme dans l’histoire humaine, par l’assomption d’une hypostase et l’hypostase d’une assomption.
Est-ce à dire qu’il n’y a pas de base ? Non, car justement, ce processus est trajectif : P ne revient pas à S, il trajecte en S’. C’est un trajet qui vient de quelque part, et va dans un certain sens. Dans ce trajet, historiquement, la Terre (la planète) trajecte en biosphère, et la biosphère en écoumène ; non l’inverse. Il y a bien assomption de la Terre en monde, ou de l’Umgebung en Umwelt ; mais l’hypostase du monde ne peut remplacer la Terre, ni l’Umwelt l’Umgebung.
Il y a là quelque analogie avec le Streit, ce « litige » que Heidegger, dans l’Origine de l’œuvre d’art, voit entre terre et monde ; car indéfiniment, et dans la mesure même où l’œuvre (le temple) la fait ressortir en déployant un monde, la terre se retire, se cache et reste là, tapie en deçà du monde. C’est que, en vertu de la flèche du temps, le prédicat (le monde) ne peut revenir au sujet initial (S, ou la Terre), mais seulement s’y substituer en S’. Comme le pressentit Hésiode[12], en cette histoire, indéfiniment, krupsantes gar echousi theoi bion anthropoisi : « les dieux ont caché aux humains ce qui les fait vivre » ; c’est-à-dire la Terre, ce sujet initial de notre monde, qui toujours déjà nous apparaît prédiquée en tant que quelque chose : S/P, i.e. S’ et non pas S.


5. Logique du prédicat, symbole et tétralemme  
Dans les milieux humains, à tout moment de l’histoire, la trajectivité des choses allie donc ainsi nécessairement le substantiel (le sujet S) à l’insubstantiel (le prédicat P) ; et c’est pour cela que l’on peut dire, comme Zong Bing, que les formes matérielles tendent vers l’esprit, ou, comme Barrès, que les collines sont inspirées. En jouant un peu sur les sinogrammes, on peut en inférer qu’au Japon – comme ailleurs dans l’écoumène – , dans le mot même de fûdo (milieu humain), le déterminant « vent » (, ) prédique structurellement le déterminé « terre » (, do) ;  ce qui veut dire que le sujet « terre » (S), autrement dit la nature, n’existe qu’en tant qu’il est saisi d’une certaine manière ()[13] par le prédicat « vent » (P), autrement dit par une certaine culture. C’est donc ainsi structurellement, voire grammaticalement que, dans la réalité japonaise (S/P), l’esprit soufflerait sur la terre…
Certes, ce sont là des manières de dire ; mais justement, les manières de dire – les prédicats, en somme – sont partie prenante à la réalité des choses (S/P). C’est en ces termes que la mésologie pourra, par exemple, donner une interprétation logique au Quadriparti heideggérien ; ou plus généralement au lien effectif qu’il y a entre les mots et les choses, qui croissent ensemble, trajectivement, dans une certaine histoire et un certain milieu.
Toutefois, l’historicité même de cette trajection fait que les diverses cultures en ont des représentations différentes ; lesquelles, par calage trajectif, tendent à se nourrir d’elles-mêmes en ce que l’on appelle modes, paradigmes ou autres mondanités (Weltlichkeiten) – toutes autotrophies qui prétendent à l’absolu alors qu’elles ne peuvent jamais être que relatives, puisque, en pratique, un sujet n’existe jamais qu’en tant que quelque chose, c’est-à-dire un prédicat, et qu’un prédicat n’existe jamais qu’à propos de quelque chose, c’est-à-dire un sujet. Le fait est pourtant que l’histoire de l’Occident s’est ingéniée à faire du sujet – autrement dit de la substance – un absolu (que cette substance absolue fût Dieu, ou le pur objet de la science), tandis que celle de l’Asie orientale s’est au contraire ingéniée a faire du prédicat un absolu, sous le nom – pour ce qui est du Japon – de Vide () ou de Néant (mu ). Ce fut comme on le sait le cas de Nishida, dont la « logique du prédicat (jutsugo no ronri 述語の論理) », et le « monde prédicatif (jutsugo sekai 述語世界) » qui en découle, procédant du « néant absolu (zettai mu 絶対無) », sont littéralement « sans base (mukitei 無基底) ». Inutile de préciser que cette logique du prédicat prétend culbuter la logique du sujet, i.e. celle d’Aristote, et que le néant absolu prétend engloutir l’être absolu de Platon. 
Or si ledit néant est absolu, c’est parce qu’il se nie lui-même, et de la sorte engendre l’être. Comment en arrive-t-il à pareille extrémité, alors que jusque-là il n’était que « néant relatif (sôtai mu 相対無) », négateur de l’être et non pas de soi-même ?  Par ce qui n’est autre qu’un bond mystique, au delà de toute logique du sujet. Cette alogique, où le prédicat s’absolutise, est en effet mystique ; c’est elle par exemple que l’on voit à l’œuvre au début de l’évangile selon saint Jean, où la Parole (en somme, le Prédicat) se pose en tant que Dieu (i.e. le Sujet absolu).
Qu’est-ce donc que ce bond mystique, ce mystère où, dans un pur métabasisme, le prédicat s’absolutise en un P sans S, qui à soi-même serait S ? Il sera peu éclairant de reconnaître que, symétriquement, c’est par un bond mystique inavoué que la logique aristotélicienne, qui est celle de la science moderne, se donne comme sujet – c’est-à-dire comme base (hupokeimenon), ou comme un objet pur, c’est-à-dire un S sans P –  quelque chose qui en pratique ne peut être qu’une hypostase (S/P en tant que S’, et non pas S). Dans l’histoire des milieux humains, cela fonctionne comme une naturalisation du trajectif, c’est-à-dire comme une forclusion du travail des générations précédentes, faisant du construit un donné[14], et de l’Umwelt du scientifique une Umgebung universelle ; mais en logique ?
Justement, cela excède la logique, du moins tant que celle-ci s’en tient au principe d’identité (où A est A) et au principe de contradiction (où A n’est pas non-A), sans qu’il y ait de tierce possibilité. Cette exclusion du tiers marque la limite de la logique du sujet, qui a dominé l’histoire de la pensée occidentale. C’est en deçà de cette limite que règne l’adage selon lequel les mots (A) ne sont pas les choses (non-A), autrement dit que le prédicat (A) n’est pas le sujet (non-A) ; et c’est cette même limite que pose derechef le dualisme, en stipulant que la res cogitans (A) n’est pas la res extensa (non-A). Pour aller au delà de cette limite, il faut le bond mystique, le mystère d’un credo quia absurdum.
Or, comme on vient de le voir, il n’y a là en réalité rien d’absurde, puisque les choses étant trajectives, les pôles susdits s’y composent historiquement, concrètement ; i.e. qu’ils croissent ensemble et non point séparément, abstraitement. La forme logique de cette trajection est ce que Yamanouchi Tokuryû a proposé d’appeler lemme, et qu’il a plus particulièrement reconnu dans les tétralemmes nagarjuniens usités par le bouddhisme du Grand Véhicule[15]. Du point de vue de la mésologie, cependant, cette lemmique cesse d’être une logique dans la mesure où elle fait un absolu du Vide où elle s’ente, alors qu’en pratique elle l’hypostasie nécessairement de manière ou d’autre ; notamment sous le nom d’eshi ou eji (依止, le sanskrit samshraya ou âshraya). Frédéric Girard donne de ce terme les définitions suivantes[16] : prendre appui sur un maître, une personne vertueuse ; résider chez un maître ; appui, supports. Il ajoute cet exemple, tiré du Mâhâyânasûtralamkâra : « C’est parce qu’ils sont sans nature propre que [tous les dharma] s’érigent / L’antérieur est le point d’appui du postérieur (wu ziti gu cheng / qian wei hou yizhi 無自体故成、前為後依止).
C’est là, on le voit, une conception fort analogue à ce que l’on a vu plus haut sous le nom de calage trajectif. La différence est que, dans le Grand Véhicule, tout cela repose en définitive sur le Vide absolu, tandis qu’en mésologie, où l’on se garde de tout bond mystique, il ne peut être question de postuler un absolu. La substance (S) tend à l’insubstance (P), et l’insubstance à la substance, mais cela dans la réalité que nous avons sous les yeux, dans les choses mêmes que nous avons sous les doigts.
Si l’on écarte ainsi l’absolu – si l’on s’en tient, en somme, à un agnosticisme –, le tétralemme est bien la logique à l’œuvre dans la réalité ; car celle-ci, pour autant qu’elle nous concerne, c’est-à-dire dans l’écoumène, comporte nécessairement du symbole. Or dans le symbole, A est non-A, sans l’être mais tout en l’étant (etc.) ; le mot est la chose sans l’être tout en l’étant (etc.) ; c’est dire que le symbole incarne le quatrième lemme, qui est à la fois négation et affirmation (ce qui, comme l’a bien montré Yamanouchi, suppose le préalable du troisième lemme, ni A ni non-A, ni affirmation ni négation). Pour la mésologie, c’est bien en vertu de ce quatrième lemme, c’est-à-dire de la symbolicité, que le matériel peut en même temps être le spirituel, et réciproquement ; par exemple, un signe de croix symboliser la foi chrétienne, ou, plus généralement, les mots représenter les choses.
Pour le rationalisme moderne, prisonnier de ses abstractions et en particulier de l’exclusion du tiers, donc incapable de saisir la trajectivité des choses, il ne peut y avoir là que l’arbitraire de la res cogitans se projetant elle-même sur la res extensa. Dans ces conditions, plus de collines inspirées, de paysage ni même de langage, mais l’autotrophie d’une conscience à jamais coupée de toute histoire et de tout milieu, tournoyant sur elle-même comme le vent de Dieu avant la création du monde. Et pourtant, dans la réalité des milieux humains, il est des lieux, il est des choses où souffle l’esprit…
Est-il besoin pour autant de se convertir au bouddhisme, de s’abîmer en zazen ou de troquer la logique du sujet pour celle du prédicat ? Voire. Nous pouvons aujourd’hui attendre du tétralemme et de la trajectivité, donc de la mésologie, plus de lumière que des mystères d’Eleusis, ou même du Quadriparti, pour comprendre que les choses, en réalité, ne sont jamais de simples objets.  

Palaiseau, 14 septembre 2011.



[1] Ce qui est le titre d’un ouvrage de Suzuki Daisetsu (La Spiritualité japonaise, 1944), repris dans Suzuki Daisetsu zenshû, vol. VIII, Tokyo, Iwanami, 1968. 
[2] J’ai développé ces considérations dans « Le japonais », p. 240-250 dans le vol. IV de l’Encyclopédie philosophique universelle dirigée par André Jacob, Paris, Presses universitaires de France, 1998. Je les reprends ici sous un autre jour. 
[3] Ce sur quoi par exemple a insisté KARAKI Junzô, Nihonjin no kokoro no rekishi (Histoire de la sensibilité japonaise), Tokyo, Chikuma shobô, 1976, 2 vol. 
[4] Martin HEIDEGGER, « La chose », Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958. 
[5] On ne confondra pas ce suffixe avec une désinence comme le s de notre pluriel. Comme il a été dit plus haut, les mots japonais n’ont ordinairement pas de formes distinguant le nombre : mono peut indifféremment être singulier ou pluriel. Cependant, on peut si nécessaire indiquer le pluriel par ce suffixe tachi, qui est rendu par un sinogramme distinct (), et qui à l’origine, connotant la solennité (un peu comme notre nous de majesté), s’appliquait en particulier aux dieux. 
[6] Dans l’ordre normal de ce nom, patronyme en premier. 
[7] Selon le dictionnaire de langue ancienne Iwanami kogo jiten. 
[8] WATSUJI Tetsurô, Fûdo. Le milieu humain, Paris, CNRS, 2011 (1935). 
[9] En l’occurrence le Kokugo jiten de Shûeisha (Tokyo, 1993). 
[10] Jakob von UEXKÜLL, Milieu animal et milieu humain, Paris, Rivages, 2010 (Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen, 1956 [1934]). 
[11] Ces questions sont détaillées dans mes ouvrages Le Sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986 ; Médiance, de milieux en paysages, Paris, Belin, 1990 ; Être humains sur la Terre. Principes d’éthique de l’écoumène, Paris, Gallimard, 1996 ; Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000 ; La Pensée paysagère, Paris, Archibook, 2008 ; Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010 ; ou pour un épitomé, Milieu et identité humaine. Notes pour un dépassement de la modernité, Paris, Donner lieu, 2010. 
[12] Dans les Travaux et les jours, 42. 
[13] En japonais, parmi les acceptions de (), il y a effectivement le sens de « à la manière de ». Nihon fû 日本風, par exemple, c’est « à la japonaise ». 
[14] Pour plus de lumière et d’exemples concrets sur ce processus, on pourra lire mon Histoire de l’habitat idéal, op. cit. 
[15] YAMANOUCHI Tokuryû, Rogosu to renma (Logos et lemme), Tokyo, Iwanami, 1974. Le tétralemme, comme on le sait, combine les quatre lemmes suivants : affirmation ; négation ; ni affirmation ni négation ; à la fois négation et affirmation. 
[16] Dans son Vocabulaire du bouddhisme japonais, Genève, Droz, vol. I, p. 212.