mercredi 4 janvier 2012

Logique du champ, de l’interdépendance et du milieu / Augustin Berque


Le jardin de la Trajection
Le jardin de la Trajection
(photo d'A. Berque, sous licence CC)
Séminaire Japarchi, 17 décembre 2011, Nichibunken, Kyôto

Logique du champ, de l’interdépendance et du milieu

( 場と縁と風土の論理 )

exposé d’Augustin Berque

NB Cet exposé a été fait en contrepoint aux notices ba , en et fûdo 風土 du Vocabulaire de la spatialité japonaise dirigé par Philippe Bonnin.

I. AB annonce d’abord que la « logique » en question serait plutôt une « lemmique » ou une « méso-logique », faisant le pont entre les mots et les choses, comme il va s’efforcer de le montrer. « Lemmique » vient du grec lemma (du verbe lambanô, prendre). Dans la théorie des milieux humains ou mésologie, cela s’applique aux « prises » que nous avons sur la réalité, et que la réalité a sur nous[1]. Sur le lemme en général, AB renvoie au livre séminal de YAMANOUCHI Tokuryû, Logos et lemme 山内徳立著『ロゴスとレンマ』, 岩波書店, 1974 (condensé en français dans "Logos et Lemme" de Yamanouchi Tokuryû / Augustin Berque).

II. AB prend pour premier exemple cette citation de NISHIDA Kitarô 西田幾多郎 (『私と汝』, 全集5, p. 269-270) :

個物は環境に包まれ何処までも環境から限定せられるといふ意味を有すると共に何処までも環境から限定せられないものであり、却って環境を限定する意味を有ったものでなければならない。環境は個物に対して単にその働きの場所といふ如き意味を有ってゐなければならない。(L’individuel, enveloppé par l’environnement, a pour sens d’être indéfiniment déterminé par l’environnement, mais c’est en même temps quelque chose qui indéfiniment n’est pas déterminé par l’environnement, et doit en revanche être quelque chose qui a pour sens de déterminer l’environnement. L’environnement, vis-à-vis de l’individuel, doit simplement avoir un sens assimilable au champ de cette activité). 

III. Il faut rapprocher de cette conception la formule célèbre d’IMANISHI Kinji « subjectivation de l’environnement, environnementalisation du sujet » (環境の主体化、主体の環境化), que celui-ci introduit dès Seibutsu no sekai (生物の世界, 1941 ; traduit  par Anne-Yvonne Gouzard Le monde des êtres vivants. Une théorie écologique de l’évolution, Marseille, Wildproject, 2011). Imanishi était un lecteur enthousiaste de Nishida. AB souligne ici l’emploi de la formule to tomo ni (en même temps, à la fois), qui fait coexister deux propositions contradictoires. Ce mode de raisonnement, affectionné par le bouddhisme zen, est typique du tétralemme (sanscrit catuskoti ; sur ce thème, outre Yamanouchi, v. Frédéric NEF, La force du vide. Essai de métaphysique, Paris, Seuil, 2011, partic. le chap. V, « Petit traité du tétralemme ou logique du vide », p. 219-250) mis au point par les logiciens indiens, en particulier Nâgârjuna (龍樹, IIe siècle ap. J.C.). Il se schématise en quatre propositions ou lemmes : 1. affirmation (A est A) ; 2. négation (non-A) ; 3. double négation (ni A ni non-A) ; 4. double affirmation (à la fois A et non-A). En vertu du principe du tiers exclu, la logique occidentale ne va traditionnellement[2] pas au-delà du 2e lemme ; elle n’accepte pas le 3e et le 4e lemmes, qui admettent le tiers (i.e. quelque chose qui, sans être A ni non-A, est à la fois A et non-A).

IV. Selon AB, le « champ d’activité » (hataraki no basho) dont parle Nishida, où se lient ces deux pôles en principe opposés que sont l’individuel et son environnement, autrement dit le sujet et l’objet, exige les deux derniers lemmes pour être pris en compte. Les exclure est une abstraction qui, en particulier, forclôt (locks out) la symbolicité, où A est toujours en même temps non-A sans être vraiment ni l’un ni l’autre, et qui est un aspect essentiel de toute réalité humaine.

V. AB assimile ladite « activité » (hataraki) à ce qui en mésologie est la trajection, c’est-à-dire le processus dans lequel s’établit la réalité, et qui se représente par la formule r=S/P ; laquelle formule se lit « la réalité r, c’est le sujet logique S pris en tant que prédicat P ». Cet « en-tant-que », ou prise médiale, est effectué par les sens, par la pensée, par les mots et par l’action. La réalité, qui en résulte, n’est ni purement objective (A) ni purement subjective (non-A) ; relevant du tiers inclus (3e et 4e lemmes), elle est trajective.

VI. La trajectivité[3] allie deux logiques exclusives l’une de l’autre. L’une, qui a dominé la pensée européenne et en particulier la science moderne, est la logique aristotélicienne, fondée sur l’identité du sujet (i.e. le sujet logique : ce dont il s’agit ; ce qui en physique est l’objet), et qui absolutise S comme le Réel R ; l’autre, qui renverse la première, est ce que Nishida nomma « logique du prédicat » (jutsugo no ronri 述語の論理), ou « logique du champ » (basho no ronri場所の論理), et qui au contraire absolutise P.

VII. Pour la mésologie, l’une et l’autre absolutisations résultent d’un bond mystique, prétendant identifier soit comme S soit comme P ce qui est en réalité inconnaissable, attendu que l’acte de connaissance est en lui-même une trajection (S/P), laquelle, nécessairement, comprend déjà toujours à la fois S et P. Le fond mystique de la pensée européenne a présupposé S (le sujet, la substance, le substrat) en l’assimilant à l’être (en particulier, dans le christianisme, comme Dieu, l’être absolu) ; tandis que le fond mystique (bouddhiste en particulier) de la pensée nishidienne présuppose P dont il fait à l’inverse un « néant absolu » (zettai mu 絶対無). Dans cette perspective, le monde historique est prédicatif (jutsugo sekai 述語世界), c’est-à-dire néantiel et sans base (mukitei無基底). La mésologie rejette l’une et l’autre de ces absolutisations comme irrationnelles, tout en reconnaissant la coexistence de la logique du sujet et de celle du prédicat dans la réalité. Le monde est effectivement prédicatif (P), mais il n’est pas sans base ; car ce qu’il prédique est justement sa base (S), qui est la Terre ou la nature. Le rapport trajectif entre S (la Terre) et P (le monde), c’est la réalité des milieux humains, dont l’ensemble forme l’écoumène.

Le jardin du Néant
Le jardin du Néant
VIII. Cette trajection est ce qui, de l’environnement objectif, fait notre milieu. Distinguer entre environnement et milieu est donc fondamental. Cette distinction a été faite à peu près au même moment, vers 1930, d’une part dans les sciences de la nature par Jakob von Uexküll (qui parle d’un côté de l’Umgebung, i.e. le donné environnemental universel, de l’autre de l’Umwelt, i.e. le monde ambiant propre à une espèce donnée)[4], d’autre part en philosophie par WATSUJI Tetsurô 和辻哲郎 (qui parle d’un côté de fûdo 風土, le milieu humain, et de l’autre de shizen kankyô自然環境, l’environnement naturel)[5]. La mésologie reconnaît que chaque espèce vivante, y compris la nôtre, a sa propre Umwelt, qui est irréductible à la base universelle qu’est l’Umgebung ; mais que dans l’espèce humaine, sur la base universelle de l’Umwelt humaine (le monde ambiant de l’humanité), chaque société ou chaque culture déploie en outre son propre monde (Welt).

IX. C’est ce qui a fait dire à Heidegger (qui fut influencé par Uexküll) que l’humain est « formateur de monde » (weltbildend), tandis que l’animal est « pauvre en monde » (weltarm) et la pierre « sans monde » (weltlos). Pour AB, le « litige » (Streit) entre terre et monde dont Heidegger parle dans l’Origine de l’œuvre d’art[6] est assimilable à la trajection S/P (Terre/monde) par laquelle advient la réalité humaine : la Terre s’ouvre en un monde qui la fait exister en tant que terre, mais dans cette assomption même, elle se retire en soi ; car l’identité de S (i.e. A, ou l’Umgebung), dans la mesure même où elle est saisie en tant que P (i.e. non-A, ou l’Umwelt), cache indéfiniment son en-soi (A).

X. Cette assomption de la Terre en un monde humain est le premier mouvement de la trajection. C’est en particulier le fait de nos systèmes techniques, qui ont pour effet l’anthropisation de l’environnement. Ces systèmes techniques étant, comme l’a montré Leroi-Gourhan[7], l’extériorisation et le déploiement de certaines des fonctions du corps animal, la mésologie parle ici de cosmisation du corps par la technique (le grec kosmos veut dire « monde »). Leroi-Gourhan voit aussi comme une extériorisation le déploiement des systèmes symboliques, lesquels ont pour leur part comme effet l’humanisation de l’environnement. Pour la mésologie en revanche, il y a là au contraire, par l’effet du symbole, une intériorisation, dans chaque cerveau humain, de ce monde qui a été déployé à l’extérieur du corps par la technique. Autrement dit, il y a somatisation du monde par le symbole ; somatisation qui, sur le long terme, a été justement cette « rétroaction » des systèmes techniques et symboliques sur le corps devenant humain, où Leroi-Gourhan a vu la clef de l’hominisation, et qui sur le court terme équivaut à ces effets de somatisation de la culture, ou d’« efficacité symbolique », que l’anthropologie a amplement documentés. 

XI. Pour la mésologie, cette pulsation – déploiement par la technique et reploiement par le symbole – est le va-et-vient de la trajection ; d’où la traduction japonaise choisie pour le concept de trajectivité : tsûtaisei 通態性, où tsû s’entend comme kayoi 通い (va-et-vient).

XII. Le fonctionnement de la trajection à travers le temps peut se représenter par la formule (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’… etc., où l’on voit qu’indéfiniment S/P (la réalité à un moment donné) se trouve placée en position de sujet (S) par rapport à un prédicat ultérieur (P’, P’’ etc.) : S/P devient S’ par rapport à P’, (S/P)/P’ devient S’’ par rapport à P’’, et ainsi de suite. Ce mouvement n’est autre que l’histoire, autrement dit la suite des prédicats (P, P’, P’’ etc.) selon lesquels, à un moment donné, les humains se représentent le passé (S, S’, S’’ etc.).

XIII. C’est ainsi que l’histoire (P) donne sens au milieu (S/P), lequel donne chair (S) à l’histoire. C’est bien le va-et-vient (cosmisation/somatisation) de la trajection, où il n’y a pas seulement assomption de S en P, mais aussi hypostase (substantialisation) de P en S’, et ainsi de suite. Dans ce processus de substantialisation, l’immatérialité de P (au départ une simple manière d’interpréter S, i.e. une vision du monde) se matérialise de plus en plus : elle devient aménagement de la Terre, d’abord par l’art, puis par l’agriculture, l’architecture, l’industrie du BTP, et ainsi de suite[8].

Le jardin de la Substance
Le jardin de la Substance
XIV. Pour la mésologie, qui reconnaît et la substance (l’en-soi) et la relation (le pour-l’autre), c’est le calage trajectif dans lequel la réalité trajective S/P est hypostasiée en S par un P ultérieur, dont elle devient le substrat (hupokeimenon)[9]. La pensée bouddhique, qui nie la substantialité et absolutise le Vide (), autrement dit le sans-base, a reconnu à sa manière ce processus dans lequel, indéfiniment, quelque chose d’insubstantiel (une relation) devient l’« appui » (eshi ou eji  依止) de nouvelles relations. Aristote aussi, à sa manière, tout en posant la substance (ousia) comme sujet et substrat (hupokeimenon : S), c’est-à-dire comme la base nécessaire de toute prédication, l’a reconnu en montrant dans ses Catégories que, de par l’étagement des prédications, un prédicat (P) d’ordre inférieur se trouve en position d’hupokeimenon (S) par rapport à un prédicat d’ordre supérieur (P’) : il y a, par P’, prédication « comme d’un sujet » (hôs kath’hupokeimenou, III 1 b 10) du prédicat d’ordre inférieur P. C’est ce que les logiciens appellent la « transitivité de la prédication »[10].

XV. AB conclut en assimilant ba au champ de cette trajection, et en à l’interdépendance qui en résulte dans la réalité trajective qui est celle des milieux humains (fûdo 風土). Il en voit l’illustration sensible dans les trois célèbres jardins du Tôkaian  東海庵, au Myôshinji 妙心寺, monastère zen de Kyôto : le jardin du Néant (Mu no niwa 無の庭), autrement dit le jardin de la prédicativité pure (P) ; le jardin de la Substance (Tai no niwa 体の庭), autrement dit le jardin de la subjectité pure (S) ; et entre les deux le jardin de la Fonction (Yû no niwa用の庭), autrement dit le jardin de la trajection de l’une à l’autre, source de la réalité. Pour AB, la technique tend du Néant vers la Substance, et le symbole tend de la Substance vers le Néant, les deux s’alliant trajectivement dans la Fonction. Selon l’humeur, le milieu et l’histoire, on ira plus volontiers dans un sens ou dans l’autre ; c’est-à-dire plutôt vers l’émergence (shuttai 出来) de la réalité ou plutôt vers son engloutissement (botsunyû没入). C’est ce que n’ont pas manqué de faire les membres de Japarchi en allant et venant (kayoi nagara 通いながら) d’un jardin à l’autre, au Tôkaian le vendredi 16 décembre ; visite dont l’appareil de Philippe Bonnin a gardé les images qui illustrent ce billet.


[1] Sur ces notions, v. Augustin BERQUE, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, 2009 (風土学序説、筑摩書房、2002).
[2] Au XXe siècle, il faut excepter la logique contradictorielle avancée par Stéphane Lupasco. 
[3] Initialement introduite dans Augustin BERQUE, Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986 (風土の日本文化、筑摩書房, 1988). 
[4] Jakob von UEXKÜLL, Mondes animaux et monde humain, Paris, Denoël, 1965 (Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen, 1934). 
[5] WATSUJI Tetsurô, Le milieu humain, Paris, CNRS, 2011 (風土. 人間学的考察, 1935). 
[6] Texte repris dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962 (Holzwege, 1949), partic. p. 49 sqq. 
[7] André LEROI-GOURHAN, Le geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol. 
[8] Ce processus de substantialisation, et ses effets écologiques, ont été analysés par Augustin BERQUE, Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010. 
[9] Hupokeimenon, que le latin a rendu par subjectum (« mis dessous »), est le participe passé neutre de hupokeimai, « être placé dessous, servir de base, de substrat ». L’image est très voisine de celle de « substance » (du latin substantia, qui a rendu littéralement le grec hupostasis, « le fait de se tenir dessous, de servir de support »), qui a par ailleurs donné le français hypostase (i.e. substantialisation). 
[10] V. à ce sujet l’édition commentée des Catégories par Frédérique Ildefonse et Jean Lallot, Paris, Seuil, 2002, p. 153 sqq.