mardi 26 juin 2012

Le retour du local / P. Marmignon

Dans les eaux du Heian Jingu (Carpe)
"Dans les eaux de Heian Jingu"
(Source: (cc) PM, 2000)
Publié dans  Ebisu « Le grand séisme de l’Est du Japon. Fractures et émergences », n°47. Tokyo : MFJ, Printemps/Été 2012
  

Communautés de quartier et associations

Le retour du local après le 11 mars 2011

par Patricia Marmignon

Résumé: Les communautés de quartier sont une particularité nippone. Elles ont évolué au fil du temps. Et, des associations se sont développées depuis 1968. Dans ce processus, et jusqu’au 11 mars 2011, un tournant vers une autonomie locale, et une reconnaissance du droit de l’individu semblaient entamés.

Abstract : Neighbourhood communities and associations – The return of the local after March 11th. Neighbourhood communities are a Japanese particularity. They have changed in time. And, associations have been developed since 1968. In this process, and until March 11th 2011, a change of direction towards a local autonomy, and a recognition of the right of the person seemed to be opened.

要約 町内会とコミュニテ2011311日の後の地域回帰 町内会は日本の特徴である。時間の経過を通して発展をしてきた。そして、コミュニテ1968年から発達した。この過程において2011311日まで、地域自治への転機並びに個人の権利の認知が始められたようである。


Mots-clés: association, autonomie locale, communauté de quartier
Key words : association, local autonomy, neighbourhood community
キーワード : コミュニテイ、地域自治、町内会

         Les communautés de quartier et les associations, plus récentes, ont évolué dans l’histoire. Ces dernières sont apparues à la fin des années 1960, mais se sont développées et ont fait l’objet d’une législation après le séisme de Hanshin-Awaji de 1995. Elles semblaient représenter un pas vers une reconnaissance du droit de l’individu dans les processus de décision relatifs à l’urbanisation. Mais qu’en est-il depuis le 11 mars ?

L’évolution des communautés de quartier


         Les « communautés de quartier » évoluèrent au fur et à mesure des évènements, des ruptures, des catastrophes. C’est ainsi que les « chônaikai » prirent véritablement leur envol dans les grandes villes, après le grand séisme du Kantô de 1923. Le département de l’éducation de la ville de Tokyo établit comme mesure en 1924 les « procédés réglementaires des conseils », chôkai kiyaku yôryô 町会規約要領, régulant les chô (quartiers) pour une réorganisation, la reconstruction, l’assistance et la sécurité. Et des communautés de quartier se formèrent successivement à Yokohama, à Nagoya ou à Ôsaka. Elles assuraient un rôle de formation communautaire et de communication des informations officielles, donc de contrôle social à chaque catastrophe.
         Les chônaikai sont un produit de la modernité dans le prolongement du chi-en 地縁 (lien de sol)[1]. De type kyôdôtai 共同体 (gemeinschaft, communauté), ces communautés de quartier ont comme unité l’ie (la maison) et non l’individu. Elles ne sont point fondées « sur la libre association d’individus égaux visant un but précis, mais sur un collectivisme diffus niant l’individu » (Berque, 2004). Les chônaikai sont à considérer comme des organisations liées par l’habiter, l’habitat et à des activités lucratives ou non. Elles s’inscrivent dans un système hiérarchisé qui part du haut.
          Après l’incident de la Mandchourie en 1931, elles servirent à l’organisation pratique du Mouvement de mobilisation générale de l’esprit patriotique (Kokumin seishin sôdôin undô 国民精神総動員運動), par l’intermédiaire du gouvernement local sous l’égide du Naimushô 内務省 (ministère de l’Intérieur). L’étatisation de communautés de quartier se fit radicalement à partir de 1940 avec la mise en place des tonarigumi 隣組 (groupes de voisinage). Et de ce fait, malgré l’obstination du Naimushô a vouloir maintenir les chônaikai après la défaite, elles furent « abolies » en 1947 (le Naimushô aussi) par décret, car considérées comme anti-démocratiques.
         Relancées par le traité de paix en 1952, les chônaikai impliquent la plupart des habitants. Leurs fonctions sont diverses et variables. Elles concernent la sécurité, la cogestion des équipements et du patrimoine du quartier, comme la gestion et l’entretien de la voirie, des espaces verts, de l’éclairage public, l’information ou l’organisation de fêtes locales. Elles sont à l’origine de conventions architecturales locales (kenchiku kyôtei 建築協定). Leurs activités évoluent aussi vers l’aide aux personnes âgées, aux handicapés, la gestion des déchets. Leur rôle a d’abord consisté à participer à des enquêtes et des audiences publiques à la demande des autorités. Leur intervention dans les processus de prise de décision s’est aujourd’hui institutionnalisée sous la forme d’une concertation (kyôgi 協議) systématique (Marmignon, 2011). 

         Elles connaissent un nouveau souffle depuis 2004, avec la création  de conseils de quartier (chiiki jichi ku 地域自治区), selon la loi fondamentale des collectivités autonomes (Takamura, 2009). Ils se composent d’anciens élus, de représentants des communautés de quartier et d’associations locales, ainsi que de bénévoles comprenant des professionnels et universitaires. Ces conseils ont pour fonction de participer au processus de décision des politiques locales, de coordonner les acteurs fournissant des services publics de proximité, et d’élaborer le plan local de collaboration entre les municipalités et les habitants. Mais, sur les côtes nord-est de l’île de Honshû, depuis le 11 mars 2011, le tsunami a fait table rase en partie des chônaikai et du milieu humain. 

Les komyuniti コミュニテ (associations) : vers plus de droit ?


         Depuis 1968, les communautés de quartier peuvent être relayées par, ou former certains ponts avec des associations (komyuniti コミュニテ) (Marmignon, 2010, 2011). Leur préoccupation centrale devient celle de l’habiter en zone urbaine. Elles symbolisent, avec la nouvelle loi d’urbanisme de 1968 qui introduit l’audience publique (kôchôkai 公聴会), un tournant vers une autonomie locale (chihô jichi 地方自治) (Marmignon, 2011). On s’est mis à dire jichikai 自治会 dans certaines régions, plutôt que chônaikai 町内会.
         Komyuniti コミュニテ est un anglicisme issu d’une réaction du gouvernement face aux mouvements d’habitants (jûmin undô  住民運動) des années 1965-1975. Ces derniers se dressèrent, en raison de la pollution, contre le gouvernement local, puis central, la fédération patronale (Keidanren 経団連) et les sièges des milieux d’affaires. Et, une prise en considération de l’État se fit sous le coup d’une campagne nationale des mouvements d’opposition et des procès. Les quatre grands procès contre la pollution industrielle, qui s’étalèrent de 1971 à 1973, marquèrent la fin de la période de haute croissance, (kôdo-seichô 高度成長 (1955-1973)). On parle alors de komyuniti-zukuri コミュニテづくり, de création de « komyuniti ».
         Le terme komyuniti  que l’on peut traduire par association en se référant à MacIver (1917) (Kôjien, 2004), et qui prend en compte l’être social, ne fut qu’une récupération des mouvements d’habitants par et pour le gouvernement. Le premier texte gouvernemental abordant cette notion est celui d’une consultation à une réunion d’enquête de l’assemblée délibérante des conditions de vie de la population (kokumin seikatsu shingi-kai chôsa bukai 国民生活審議会調査部会) auprès du Premier ministre Satô Eisaku 佐藤栄作 (1901-1975), en janvier de la 43e année de Shôwa (1968). Cette discussion était intitulée « Des mesures afin d’assurer une vie saine au peuple en réponse aux  conditions en mutation qui accompagnent l’essor de croissance dans la société économique » (keizai-shakai no seichô hatten ni tomonai henka shi tsutsu aru sho-jôken ni taiô-shite kenzen-na kokumin-seikatsu o kakuho suru tame no hôsaku 「経済社会の成長発展に伴い変化しつつある諸条件に対応して健全な国民生活を確保するための方策」) (Takemura, 1978).
         Au cours de cette réunion, la question de la formation de komyuniti fut examinée selon trois axes relatifs aux conditions de vie de la population sur du long terme, aux personnes âgées et aux loisirs. De là fut formé un comité restreint (shô-iinnkai  小委員会) sur la question des komyuniti, qui publia en 1969 les premiers bulletins officiels sur ce sujet. Dans ces bulletins, l’on traitait de la nécessité de komyuniti, de mesures pour les former, et de l’effondrement, en parallèle, des communautés locales (chiiki kyôdôtai  地域共同体).
         Les komyuniti se sont particulièrement développées depuis le grand séisme de Hanshin-Awaji de 1995. L’autonomie des habitants (jûmin jichi  住民自治) et le volontariat (borantia katsudô ボランテア活動) ont émergé, institutionnalisés depuis les années 1990-2000. En 1998, la loi sur les associations - qui équivaut à la loi de 1901 en France -, la loi NPO / la loi pour l’accélération des activités à but non lucratif (NPO hô NPO / Mokuteki ni tokutei hi-eiri katsudô sokushin hô 目的に特定非営利活動促進法) est promulguée. Elle vient reconnaître comme personnes morales ces nouveaux acteurs (Marmignon, 2010, 2011). Leur rôle est, en principe, complémentaire de celui du gouvernement et des entreprises, mais s’accroît depuis le 11 mars 2011.

Après le 11 mars : « la reconstruction de komyuniti (komyuniti fukkô コミュニテ復興) »


         Depuis le 11 mars, le terme komyuniti semble évoluer. Il devient plus général et semble intégrer les différentes associations, aussi bien que de futurs jichikai 自治会 et des corporations de métiers, d’agriculteurs ou de pêcheurs. Mais, s’il semblait démontrer un certain droit de l’individu et une autonomie locale, il manifeste aussi une absence des pouvoirs publics. C’est ainsi que les maîtres mots sont « la reconstruction de komyuniti (komyuniti fukkô コミュニテ復興) », « la reconstruction de l’être humain (ningen fukkô 人間復興) ».
         La décentralisation et le rôle croissant accordé aux localités se confirment depuis 1968. Le déclin naturel des villages existe depuis les années 1980 (Miyairi, 2011), par leur désertion et le vieillissement de la population. La rétraction urbaine, le retour vers une ville compacte est entamé depuis les années 1990 (Marmignon, 2010). Depuis les années 2000, on parle de développement durable, jizoku kanô-na kaihatsu 持続可能な開発. Et la reconstruction, suite à cette triple catastrophe, séisme, tsunami et accidents nucléaires, doit tenir compte de ces tendances. Mais, la reconstruction par qui ?
         Depuis le grand séisme de l’Est du Japon, au niveau local, les komyuniti sont les principaux acteurs dans l’urgence. À moyen terme, les collectivités (jichitai 自治体) prendront des mesures concertées pour le développement de la région. Et, sur le long terme, l’État devrait s’interroger sur un nouveau modèle national tourné vers le développement durable, comme me le soulignait Sugi Takako 杉貴子, architecte[2]. Cependant, dès à présent des aides de l’État sont attendues, car aujourd’hui seules les dettes demeurent (Miyairi, 2011).  
         Depuis le 11 mars 2011, des komyuniti  regroupent habitants, volontaires, spécialistes du bien-être social, de la santé, juristes, avocats, conseillers, éducateurs, architectes, urbanistes, historiens ou encore artistes. Elles ont un rôle de soutien et de consultation (kyôgi 協議) et enquêtent sur les besoins. Elles offrent nourriture et vêtements, produits de première nécessité et soins médicaux d’urgence. Elles informent et transmettent les messages des réfugiés, voire des objets retrouvés (Sawami, 2011). Le tout est de retisser les liens sociaux et de recréer des communautés locales. Elles participent aux traitements des gravats, à la remise en état des terres, à la réfection rapide des habitations, à la construction de logements temporaires réutilisables et tournés vers des espaces collectifs, des jardins partagés. Il y a 90 000 sans abris et la demande de logements est grande.
         Les komyuniti permettent aussi la reconstruction des liens de sol et la territorialisation des corporations, le rétablissement des métiers locaux. Elles participent à la mise en place de commerces temporaires et à la reconstitution d’un parcellaire, comme en 1923, de terres communales qui seront revendues par la suite aux propriétaires. Elles organisent avec l’aide des municipalités la distribution d’emplois journaliers, par le biais d’une assemblée, comme Seki Hajime 関一 (1873-1935) l’avait fait, suite aux émeutes du riz de 1918. Des quartiers spéciaux agricoles ou aquicoles sont fixés, et des assemblées d’habitants, de travailleurs ou d’exploitants sont créées ou redéfinies.

         Depuis le 11 mars, nous assistons à la confirmation de l’importance croissante accordée au local. Mais, nous ne pouvons dire s’il s’agit d’une évolution à caractère positif, d’un tournant vers une autonomie et pour une meilleure concertation. La reconstruction du Tôhoku, semble-t-il, ne peut passer que par une collaboration entre tous les acteurs, locaux, régionaux et nationaux. Et, les questions majeures qui demeurent aujourd’hui concernent la transparence et les aides de l’État, la décentralisation des activités, ainsi que la participation des habitants aux décisions politiques.

Bibliographie :

BERQUE Augustin 2004 Le sens de l’espace au Japon. Vivre, penser, bâtir, Paris, Arguments.
IWASAKI Nobuhiko 岩崎信彦 et al. 1989 Chônaikai no kenkyû 町内会の研究 (Recherches sur les communautés de quartiers), Tokyo 東京, Ochanomizu Shobô 御茶の水書房.
MACIVER Robert Morrison 30 juin 2010 (Or.1917) Community, a sociological study. Being an attempt to set out the nature and fundamental laws of social life, Lexington, Cornel University Library Digital Collections.
MARMIGNON Patricia 2010 La création de l’urbain. Paysage urbain et socialité à Ôsaka depuis Meiji (1868), Sarrebruck, EUE.
MARMIGNON Patricia 8 septembre 2011 «La concertation au Japon – Autonomie locale, collaboration et participation», in UR CAUE Languedoc-Roussillon, « CAUE & Concertation… pour une vraie participation ! », Site du  Pont du Gard, Université d’été CAUE.
MIYAIRI Kôichi 宮入興一 août 2011 «Higashi nihon dai-shinsai to fukkô no katachi. Seichô . kaihatsu-kei fukkô kara ningen to kizuna no fukkô e» 東日本大震災と復興のかたち。成長・開発型復興から人間と絆の復興へ (Le grand séisme de l’Est du Japon et les formes de reconstruction. Vers une reconstruction des êtres humains et des liens à partir de la reconstruction de la croissance et des formes d’exploitation), Sekai 世界, n° 820 : 43-55.
SAWAMI Ryôko 沢見涼子 octobre 2011 «Kokyô o hanarete. Hinan-sha to borantia . hannen no kiseki» 故郷を離れて。避難者とボランテア・半年の軌跡 (Se séparer du pays natal. Le sentier d’une demie année de réfugiés et de volontaires), Sekai 世界, n° 822 : 62-72.
TAKAMURA Gakuto 2009 « Japon : participation des habitants… au service public », in TOURNON Jean (dir.), La république antiparticipative. Les obstacles à la participation des citoyens à la démocratie locale, Paris, L’Harmattan, pp. 145-155.
TAKEMURA Yasuharu 竹村保治 juillet 1978 «Ôsaka-shi no «komyuniti-zukuri» ni tsuite -kiroku to jakkan no kôsatsu» 大阪市の「コミュニテづくり」についてー記録と若干の考察—  (À propos du développement de komyuniti dans la ville d’Ôsaka. Des actes et quelques observations), Toshi mondai kenkyû 都市問題研究, vol. 331 (vol. 30, n°7) : 78-79. 




[1] Dès le XVe siècle, des groupes unis pour la protection du voisinage apparaissent au sein des chô . Puis, au XVIe siècle, des groupes de cinq à dix maisonnées, goningumi 五人組, jûningumi 十人組, se constituent. Ils assurent un contrôle et une assistance mutuelle dans un système hiérarchisé, à l’image des exploitations agricoles, des communautés villageoises, mura , composées de maisons, ie . À partir du XVIIe siècle, aux chô sont associés des métiers.

[2] Sugi Takako est architecte et présidente de l’AfjAD, Association Franco-Japonaise de l’Architecture et du Design, organisatrice du colloque «Ville et Architecture après le 11 mars. Comment les architectes régénèrent-ils le local ? (3.11 ato no kenchiku . toshi. Kenchikuka-tachi wa chiiki o dô saisei shiyô toshite iru no ka ? 3.11後の建築・都市。建築家たちは地域をどう再生しようとしているのか?)», à l’ENSA Paris-Malaquais les 29 et 30 mars 2012, et à la MCJP le 31.