mercredi 24 octobre 2012

Vivre en lisière / P. Bonnin



De ma fenêtre: les collines vers l'ouest  et la nappe urbaine qui vient buter contre
De ma fenêtre: les collines vers l'ouest
 et la nappe urbaine qui vient buter contre ((cc) Philippe Bonnin)

Vivre en lisière

Les effets de lisière

par Philippe BONNIN


Ce sont en fait les bruits de la ville au petit matin, par la fenêtre ouverte, dans le calme de l’aube, qui m’ont fait prendre conscience que rien de ce qui était sensible ici n’échappait aux effets de lisière du lieu. Une topologie urbaine vivante et vécue en quelque sorte.
L’institut où je me trouve depuis bientôt trois mois, et son campus dans lequel j’habite, se trouvent placés tout en lisière de la ville, au sud-ouest, derrière le nouveau site de l’université de Kyoto et son « innovation park » イノベションパーク (à la lisière de la connaissance ?), sur un replat pas encore trop pentu, au pied 山麓 (sanroku ou yama no fumoto) des collines, juste à cet emplacement traditionnel des villages japonais (pour ne pas empiéter sur les surfaces des rizières, profiter des sources et exploiter l’orée des bois, satoyama 里山).

Le paysage sonore du petit matin fait le mieux ressentir les différents plans du paysage urbain, étagés, comme ceux des estampes précisément : premier, second plan, lointain. Vers 4h, 4h30, en premier plan, les trois livreurs en motocyclettes (pas si silencieuses que le dit Honda) viennent déposer à la porte des abonnés l’un des trois grands quotidiens (朝日新聞 Asahi shinbun, 読み揺り新聞 Yomiuri shinbun, 毎日新聞 Mainichi shinbun). La mobylette force pour redémarrer et remonter la rue sur la ligne de pente, roule plus doucement pour cent mètres sur celle en courbe de niveau, freine et s’arrête, repart plus loin, et ainsi de suite.
En plan lointain, dans un ronronnement grave et affaibli, je crois entendre les rames des trains de la banlieue (Kyoto-Osaka) qui ont repris vers cinq heures : par-dessus les toits, le son se propage en ligne droite (une distance euclidienne) dans la clarté et le calme du petit matin. Mais ce pourrait être aussi les vagues de véhicules que les feux rouges libérent sur la grand-route n°9, celle qui sort du centre-ville en prolongeant 吾条 gojô, la cinquième avenue Est-Ouest qui traverse la ville de part en part et la relie aux régions voisines. La sirène d’un véhicule prioritaire (pompiers, police, ambulance ?) se perçoit très bien sur la route n°9, et s’éloigne à grande vitesse à ces petites heures. Donc un écho de ce qui est ici notre centralité : en rouge sur les schémas topologiques de Thomas, nous qui sommes ici colorés en bleu-violacé, tout en bordure du réseau.

Katsurazaka
Le quartier de Katsurazaka (« la côte de Katsura »), du nom de la fameuse Katsurarykyû et de la rivière Katsura, au S-O de Kyoto. Le N est en haut selon la convention occidentale.
En vert : montagnes couvertes de forêts
En gris : zone urbanisée (sur d’anciennes terres agricoles)
En jaune : végétation perdue entre 1986 et 2005 (site du nouveau campus de Kyôdai)
En orange : végétation perdue entre 1963 et 1985 (ce qui date le projet du quartier de 25 ans minimum)
La grande route en blanc : RN n°9
On distingue bien l’anneau d’avenues où circulent les bus, mais les promenades piétonnes et les jardins ou parcs ne sont pas figurés, pas plus que les voies de desserte internes au campus. Le point d’eau au nord du quartier : étang d’observation. Le Nichibunken occupe le quadrilatère au-dessous et à Droite de cet étang. La voie de lisière, au Nord, est par moment piétonne, et bien plus en lisière en fait qu’il n’y paraît sur la carte : les flancs des collines sont censés être déboisés, ce qui n’est plus vrai).


Carte de la même zone en 1913-1914. On reconnaît la partie Ouest de la route n°9, qui traverse les montagnes, tandis que la partie Est ne remonte pas vers le nord, dans la plaine, comme la route nouvelle. La longue rue Nord-Sud, à l’ouest (route d’Osaka 大坂 ?) demeure en place, longeant le pied du massif où se trouve un village ainsi que de nombreux temples et jinja. Au bord droit en haut de l’image se reconnaissent les caractères 桂村 de Katsura mura (hameau de Katsura). Dans le massif des collines, on trouve dans le coin extrême gauche en haut l’indication du plus haut sommet local, à 415m d’altitude. On distingue en pointillés quelques sentiers (plus ou moins parallèles, l’un qui débute en combe à partir de la route, l’autre qui est placé en crêtes, le 3e plus au nord encore suit un cours d’eau), mais pas de rue ou de routes : le massif n’est pas habité. Les kanjis 松尾村 en surimpression indiquent que le massif dépend du village de Matsuo, tandis que le sud de la grande route paraît dépendre d’Osaka (cf.. 大坂 écrit en limite gauche de l’image).


Plan-carte (du commerce) actuel de Katsurazaka. Le petit étang
au Nord du quartier (quart haut-gauche de l'image) sert de repère.
L'image et la précédente sont en principe superposables.

En second plan, par moments, un véhicule passe sur l’anneau de rues qui structure le quartier : je pourrais l’appeler l’anneau des avenues, car elles ont deux voies, et des trottoirs, tandis que les rues de desserte, plus étroites, n’en ont pas (ce n’est pas sans rappeler la hiérarchie effective des voies dans la ville japonaise actuelle : roji 路地 ruelle ou venelle interne à l’îlot / michi 道 rue de quartier souvent sans trottoirs / doori-toori 道り avenue / kôsokudôro 高速道路 autoroute). C’est sur les « avenues » que se trouvent les arrêts des bus qui desservent le quartier : une demi-douzaine de lignes qui nous raccordent en vingt minutes à la gare de banlieue la plus proche (celle de la ligne privée Hankyu ou celle des Chemins de Fer nationaux), au quartier administratif (mairie de quartier et autres services d’immigration) de l’autre côté de la route nationale n°9, voire à la gare centrale de Kyoto en 45 minutes. Nous sommes en bout de ligne, et c’est le privilège de la lisière : quand nous montons dans le bus au petit matin, toutes les places sont libres, nous pouvons choisir celle qui nous plaît. Trois stations après, les salarymen et girls, et les écoliers ou lycéens en uniformes ont rempli le bus, ses sièges et son couloir. Il n’y a donc pas que des inconvénients à vivre « en lisière » de la ville.
Nous sommes aussi —moins originalement— en périphérie, en banlieue : si quelque denrée matérielle ou symbolique nous fait besoin et que nous ne la trouvons pas dans le magasin de quartier, nous savons où la trouver « en ville ». Mais alors il faut 5’ à pied, 25’ de bus, 15’ de train, 25’ de métro, plus les changements et les trajets de liaison (une bonne « heure et quart ») : l’équivalent des multiples bifurcations qu’il aurait fallu apprendre, choisir, pour ne pas se perdre dans un trajet pédestre ? Un coût réel du trajet jusqu’à la « racine » centrale.
Avant que les cigales du plein été ne reprennent leur tintamarre (ce qui veut dire qu’il y a ici les arbres où elles s’accrochent, et en nombre, alors qu’ils sont plus rares en ville), avec le lever du soleil et ses premiers rayons au-dessus de la colline, vers 7h moins le quart, les grands corbeaux (qui dorment dans les immenses camphriers des montagnes et des cimetières) sont eux aussi réveillés, avec leurs coassements rauques et têtus, agressifs, avant d’aller éventrer quelque poubelle mal protégée en ville. Comme chaque matin le bonhomme qui s’entraîne sur ses skis à roulettes vient pousser sur ses bâtons, remonter la rue, puis la redescendre en roulant sur le macadam. Les cadres font claquer les portières de la limousine et partent au boulot. Deux mondes s’entremêlent.
C’est un quartier neuf, qui n’existait pas il y a 15 ans. Planté sur la partie douce de la pente, au pied des collines, mais surplombant ainsi légèrement la plaine où s’étend la ville, position qui semble plaire aux jeunes cadres. Au fond de la vallée, à un kilomètre à vol d’oiseau sans doute, la rivière principale (小畑川 Obatagawa, affluent de la rivière Katsuragawa), et la route numéro 9, à quatre voies , interrégionale. De gros pavillons de banlieue moches, clinquants, prétentiards, avec leurs deux grosses bagnoles plantées devant, un 4x4 de 300Cv ou plus, et la mini de madame. Tout cela au pays des « accords de Kyôto ».

On connaît bien l’histoire de cette ville de Kyoto, depuis sa fondation en 794 par Temmu Tenno sur le modèle et le plan de Chang’an (devenue Xi’an), la capitale chinoise de l’époque, mais sans remparts. On la connaît tant et si bien qu’un de nos collègues a pu publier un grand ouvrage de synthèse récemment (Fiévé N. « Atlas historique de Kyôto. Analyse spatiale des systèmes de mémoire d'une ville, de son architecture et de son environnement. Genèse et transformation d'un paysage urbain. » 2000, UNESCO). Mais ce que l’on décrit le plus souvent, c’est seulement cette partie centrale, au plan en damier, et son évolution (intéressante elle aussi par la subdivision verticale de tous les anciens chô carrés, par leur structuration interne plus proche d’une médina que du damier des avenues, par l’empiètement progressif des maisons sur les avenues, par son déplacement global d’un bon kilomètre vers l’est, etc). Aujourd’hui la ville est bien plus étendue qu’alors, et butte sur les collines qui la protégeaient, qui maintenant l’entourent et l’enserrent, qu’elle déborde et dépasse à plusieurs reprises, dès qu’un col pas trop élevé permet de glisser une voie de desserte. Un peu comme si le niveau d’une nappe urbaine liquide s’élevait progressivement, jusqu’à déborder et s’écouler dans les moindres interstices laissés libres d’accès, et dévalait alors les pentes vers des plaines adjacentes.

         
Miniamishinzaikechô, et un autre chô de Kamigyoku, à Kyoto : entre les voies orthogonales, les maisons parfois minuscules se rangent le long de ruelles tortueuses et étroites au sein de chô. (Google earth)

Mais on décrit moins souvent ce qui se passe à la bordure, lorsque le tissu urbain grandit et s’étend, et vient buter au pied des collines. J’en connais pourtant trois exemples intéressants, bien localisés (parmi d’autres). Deux pour y avoir vécu (松ヶ崎 Matsugasaki, au Nord-Est, là où se trouve l’université 京都工芸繊維大学 Kyôto Kôgei sen.i daigaku de mon collègue Nishida), ou pour y vivre actuellement (桂坂 Katsurazaka, où se situe le 国際日本文化研究センター Nichibunken où je me trouve), et le quartier 東山 Higashiyama de la petite rivière 白川 Shirakawa, à l’est de la ville et de la grande 鴨川 Kamogawa, quartier qui fut traversé à la fin du XIXe siècle par le canal apportant l’eau potable du Biwako, et dont un petit musée dédié à cet ouvrage d’art montre les précieux plans avant et après édification. Là aussi j’ai passé des heures à arpenter ces ruelles que j’aimais tant, ayant habité les alentours (Kujoyama, Awaraguchi, Hyakumanben).

Lisière : dans ce quartier à l’urbanisme volontaire, a été construite une voie de lisière, parfois carrossable et parfois seulement piétonne. Paradoxalement, elle est plus utilisée qu’on ne pourrait s’y attendre (nous allons voir comment). Bordée d’un côté par le tissu pavillonnaire, de l’autre par le départ abrupt des collines boisées (appelées 山 yama : montagnes, ici, elles font bien leurs deux cent à cinq cent mètres d’altitude —264m pour le « Mont » Shirasuna voisin, 415m pour un autre, 466 pour le Daimonji à l’est de la ville—), à l’orée desquelles viennent au petit matin des 鹿 shika (chevreuils et biches), ou bien s’aventurent au crépuscule des bandes de singes au cri d’alarme strident et puissant, effrayant quand il est si proche.
Je ne parle pas des sentiers piétons qui grimpent dans les bois ou les forêts de bambous, au risque du marcheur, averti par des panneaux du danger encouru (singes, serpents —de belle taille en vérité—, ours éventuellement). Nous ne sommes plus habitués à une rencontre si directe et si brusque entre nature sauvage et espace urbanisé.

Plan (partiel) des sentiers dans la « montagne » autour
de l’étang de découverte. Les sentiers (en réalité plus
nombreux que sur ce panneau) alternent entre fonds
de combe et crêtes.
Particularité de l’urbanisme local : des voies piétonnes sinueuses, plantées, doublant en bordure certaines des rues, ou bien traversant seules le tissu pavillonnaire, mais dessinant un second réseau maillé, sur d’assez longues distances (ce qu’on appelle une « trame verte »). Quelques squares aussi, vides le plus souvent. On y promène les chiens et les enfants. On y donne une fête de quartier. Il faudrait dessiner spécifiquement ce réseau, qui n’est montré sur aucun des plans.
Effet de lisière : du côté forêt de la rue qui nous sépare de la « montagne », a été créé un jardin d’observation éducatif, à destination des populations scolaires probablement, mais où je n’ai vu que des amateurs de photographies animalières attendant sans fébrilité aucune derrière les grandes vitrines qu’un oiseau rare vienne égayer l’étang (un beau héron cendré dimanche dernier). Les photographies affichées dans le bâtiment montrent que cela arrive néanmoins.
On en a donc pour cette nature voisine, dont on se protège pourtant avec raison : elle n’est pas si bonne.


Fragment de l’image satellitaire Google earth du haut du quartier avec superposition du réseau de voies

Effets géométrique de lisière : il n’y a donc pas de rues ni de débouché urbain pour la moitié de l’espace qui nous entoure. Une faible densité urbaine, et donc peu d’agitation proche, peu de vie, peu d’équipements (une école maternelle et un collège). Pas de コンビニ combini (pour convenient store). Un supermarché de taille moyenne à 10 minutes à pied, planté au centre du quartier au bord d’un rond-point symbolique, avec un bureau de poste, une petite clinique, un  本屋さん (honyasan libraire) et un bureau de banque. Ce qui correspondrait à nos centres-villes secondaires, ce sont ici les alentours des gares de banlieue principalement, la grande route n°9 également.
Donc pas de « traversée » des flux urbains pour notre rue de lisière : la sève ne s’écoule que dans une seule direction (ou alors en lisière de la feuille) ? Il y a seulement du drainage et de l’irrigation, de la « desserte », pas de « passage » (deux natures de tissu urbains, selon qu’ils sont maillés et connectés de manière isotrope à moyenne distance, ou pas). Quelques flux particuliers « de lisière » : les promeneurs, les nombreux marcheurs et joggueurs qui longent les collines pour profiter d’une demie-verdure. Mais aussi quelques véhicules, et particulièrement des taxis, qui empruntent cette voie inintéressante pour venir s’y arrêter et s’y reposer quelques instants, parfois bien longs (il est quasi-impossible de stationner nulle part gratuitement sur le réseau routier).
Mais, dans tout ce quartier neuf pas plus qu’au flan des collines, pas de temple bouddhique ni de jinja shintô : le village ancien se trouvait bien plus loin dans la plaine (là où l’on a implanté la gare de banlieue).

Lorsqu’on attend le bus, si l’on ferme les yeux dans le calme de ce quartier, et qu’une voiture passe (toujours à vitesse raisonnable), le bruit que font les roues et les pneus sur la chaussée en venant, passant, puis s’éloignant me rappelle celui des routes de campagne, grâce au calme ambiant, au peu de réverbération sur le bâti. Sous mes paupières, je revis un peu des vacances estivales de l’enfance. C’est dire en quelque sorte qu’il y a des contagions de part et d’autre de la lisière, au moins en matière d’ambiance végétale et sonore, des va et vient d’animaux et d’humains aussi. Cette frontière bien marquée par des fossés et de hauts grillages pour contenir la faune sauvage, reste perméable : il y a comme de petites évasions illicites qui préfigurent peut-être de futures fissures, des craquements, des jets. Mais je doute pourtant que les sentiers empruntés dans la forêt pour gravir les 415 mètres de l’Himalaya local puissent préfigurer des rues, si la pression urbaine montait à ce niveau. Mais qui sait ?


Matsugasaki

Il y a vingt ans, lorsque j’arpentais pour la première fois l’avenue la plus au nord de Kyoto, 北山通り Kitayama-dôri, pour y visiter des réalisations d’architecture contemporaine (c’est en périphérie qu’on construit, et les jeunes architectes doivent donc avoir de bons mollets…), on récoltait au même moment le riz mûr dans l’une des rizières qui bordaient l’avenue, sous la protection d’un épouvantail à œil de faucon. C’est un classique de l’urbanisme japonais (l’effet d’un jeu complexe des lois et du marché) que des parcelles agricoles, en rizière inondée grouillant de moustiques et de grenouilles, demeurent encore longtemps au milieu des petits immeubles. Cela est-il compatible avec un modèle probabiliste simple de croissance urbaine ?
Lorsqu’on parcourt aujourd’hui ce joli petit quartier, sur les cent cinquante à deux cent cinquante mètres qui séparent l’avenue du pied des collines (où sont blottis le temple et le sanctuaire shintô), mais en empruntant les rues intérieures, on s’aperçoit qu’une voie parallèle à l’avenue rectiligne moderne constituait l’ancienne route qui quittait la ville vers le nord en longeant la rivière Takanogawa 高野川 (Matsugasaki 松ヶ崎 signifie : « la pointe des pins »). Kyoto était ainsi entourée de « barrières » gardées, sur chacune des routes qui en partait. Cette rue est bordée d’un ruisseau-canal d’un mètre de large, enjambé par de petits ponts de granit ou de béton, voire de métal, pour rejoindre les parcelles. Le tout du plus bel effet. La verdure y gagne, la fraîcheur aussi. D’autres petits ruisseaux rejoignent celui-ci, principal. Certains irriguent encore des parcelles agricoles. Quelques maisons anciennes, un ancien grenier Kura 倉 transformé en petit restaurant, attestent d’une occupation plus clairsemée il y un bon demi-siècle. Mais les parcelles de jardins et de légumes disparaissent chaque année un peu plus, qui en parking, qui en construction de hauteur encore mesurée.


Plan schématique du quartier Matsugasaki actuellement (extrait de l’ouvrage de N.Fiévé), au centre de l’image, entre la montagne (en vert) et l’avenue Kitayama horizontament au centre et en blanc). En rouge : la végétation perdue entre 1915 et 1962 (pas d’autre végétation sauvage perdue depuis). En points gris : le tracé de la ligne de métro. En diagonale à droite, la courbe bleuse de la rivière Takanogawa, longée par le petit chemin de fer de Kurama, et par des avenues modernes partant vers le nord et le village de YASE (représenté sur une estampe d’Hiroshige dans les cents vues de Kyoto).



Plan-carte actuel de Matsugasaki, avec indication du relief. Altitude des collines au nord : 186m et 135m. L’avenue Kitayama en jaune, la ligne de métro, à gauche, en bleu. Le temple Myôenji 妙圓寺 est indiqué (sous un autre nom) ainsi que l’école élémentaire, mais pas les sanctuaires shintô (syncrétisme ?)


idem. plan de 2011. Le tracé des rues est plus précis et plus complet. Il n’y manque qu’une vérification sur le terrain.

                           
Matsugasaki en 1890, hameau encore autonome (sur le plan du canal du Biwako ; 松ヶ崎 est écrit de droite à gauche). La rivière n’est pas encore canalisée. La zone agricole est malheureusement peu détaillée, symbolisée par des hachures. Les implantations de maisons sont presque crédibles, mais trop identiques pour être exactes. Les chemins sont intéressants, en particulier le grand chemin horizontal Est-ouest sur lequel est organisé la partie gauche du hameau, tandis qu’un petit « écart » s’est formé le long de la voie du temple Myoenji à droite. La limite de la montagne permet de se repérer. Pas d’autre chemin en lisière indiqué. La plupart des chemins figurés (6) sont perpendiculaires au piedmont.




« Matsugasaki mura » 松ヶ崎村, hameau de Matsugasaki en 1897, toujours autonomisé. Le détail du bâti est plus crédible, mais les chemins moins détaillés. Une voie de lisière est apparue dans l’anse entre les deux collines.

                            




Image satellitaire avec superposition du tracé des voies du quartier Matsugasaki. La voie de lisière s’est généralisée (encore que pas toujours soulignée), traversée perpendiculairement par des rues qui finissent en cul-de-sac au pied des collines. Le maillage quasi orthogonal (du fait des rizières ?) semble associer deux tailles d’îlots (de taille 1 et ¼, selon l’usage qui en est fait ?). L’orientation des maisons s’incurve avec leur voie de desserte et la courbe de niveau. Mais il faut arriver très près « de l’obstacle » (de la lisière de la colline) pour que le tissu rural-urbain orthogonal, plus ou moins rigoureux ou déformé, compose avec les contraintes naturelles. Un peu comme si se superposaient des effets à longue portée et à courte portée. Idem le long de la Takanogawa à droite, avec rencontre « en sifflet » des deux tissus de bordure lorsque la rivière longe le pied de la colline.
N’est pas indiquée une voie à flanc de coteau qui joint les bâtiments du temple Hômyôji 法明寺 (clarté de la loi) et de son école maternelle. Le grand Kanji 法 visible au flanc de la colline fait partie des cinq grands signes du Daimonji, gravés sur les flancs des montagnes qui entourent Kyôto, et qui sont enflammés le 17 août au soir, lors de la fête de O-bon et le retour des âmes errantes.


Le vieux Matsugasaki diffère donc sensiblement du quartier neuf de Katsurazaka. La présence du hameau ancien autour de la « barrière » de la route quittant la capitale, la présence du temple-sanctuaire au flanc de la montagne, le carroyage des rizières anciennes et des canaux d’irrigation (pas tous recouverts ou disparus), le chemin de piedmont certainement plus ancien qu’il n’est figuré, les sentiers qu’on aperçoit dans la colline sacralisée, autant de facteurs qui ont façonné le paysage et le réseau viaire longtemps à l’avance, en opposition avec un plan de projet moderne, même si ce dernier doit dialoguer avec le terrain réel et des habitudes urbanistiques.


Higashiyama, la rivière Shirakawa et le canal de distribution Sosui 疎水 du lac Biwa (Biwako 琵琶湖)

La ville de Kyoto, à sa fondation, s’est implantée sur la rive Ouest de la rivière kamogawa, dont le cours, rectifié, descend nord-sud à distance du cordon de montagnes de l’est. Même si la ville s’est déplacée ensuite vers l’est (la plaine de Sagano, à l’ouest, où eut lieu le bataille contre le clan des Heike, était marécageuse et malsaine, puis hantée), la partie Est de la ville, entre la rivière Kamogawa et les montagnes de l’Est Higashiyama, n’a pas été considérablement habitée ni urbanisée avant le XXe siècle. Ne s’y étaient implantés au pied des montagnes qu’un cordon de grands temples (complété par la suite), reliés chacun par une voie directe est-ouest à la ville : au nord le fameux Pavillon d’Argent 銀閣寺 Ginkaku-Ji, datant de 1640, inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO[1]. En descendant vers le Sud, le Honen-In, puis quelques autres temples et sanctuaires et pour finir au Sud le grand ensemble bouddhiste du Nanzen-Ji.
En 1868, Kyôto perd son statut de capitale impériale et décline économiquement. Il lui manque l’énergie électrique nouvelle, pour relancer l’économie de la ville. Kitagaki Kunimichi, nommé gouverneur de Kyôto en 1881, relance les études pour un grand canal alimentant Kyôto avec l’eau du Lac Biwa, situé dans la préfecture de Shiga, à vingt kilomètres à l’Est de l’autre côté des monts Higashiyama. Les travaux du canal commencent en 1885 et durèrent cinq ans. Cet aménagement comprend une station de filtration d’eau à la sortie du tunnel navigable par de petites barques commerciales, et un dispositif complexe (remplaçant une écluse) de remontée des barques entre le niveau bas de la ville et le niveau haut de l’entrée du tunnel (« l’Incline » de Keage). Le projet est modifié en 1891 pour alimenter simultanément la première centrale électrique du Japon, situé elle aussi à Keage.
A partir de la sortie du tunnel à Keage, le canal remonte vers le Nord et se divise en deux branches : l’une part vers la rivière Kamogawa à l’ouest, l’autre vers le Nord en suivant les courbes de niveau au pied des montagnes, et traversant l’enceinte du Nanzenji sur son fameux aqueduc. Il remonte jusqu’au quartier du Ginkaku-Ji, puis traverse les rivières Shirakawa, Takanogawa et Kamogawa, alimentant la station de filtration de Matsugasaki, avant de redescendre vers le Sud.
C’est sur la bordure de ce canal, une voie d’eau de 4,5 mètres de large sur toute sa longueur, que se situe le fameux Tetsugaku no michi 哲学の道 « Chemin de la Philosophie ». De belles demeures bourgeoises construites dans les années 1920 et 1930 se trouvent toujours le long du canal. Dans l’une d’elles s’installe vers 1925 le philosophe japonais Nishida Kitarô, nommé professeur à la grande Université de Kyôto. En 1919, le peintre Kansetsu Hashimoto et sa femme, dont la demeure est tout proche, (son célèbre jardin, le Hakusasonso construit en 1916 est classée « bien culturel important »), décident de faire don au quartier de deux cents cerisiers, qu’ils plantent le long du canal, et qui portent aujourd’hui son nom, les Kansetsu-Zakura, devenus l’un des symboles de cette partie du canal. En 1968 les services des eaux de la ville de Kyôto décident de couvrir le canal-branche pour en améliorer le débit (canalisation sous pression) et protéger l’eau de la pollution aérienne, et en vue de créer une chaussée ouverte aux véhicules. Mais le conseiller municipal Iwasa Iketani, par ailleurs habitant du quartier, s’oppose au projet et le fait échouer. En avril 1990, le Chemin de la Philosophie est classé parmi les « 100 plus belles voies du Japon », et la zone urbaine entre la rivière Kamo à l’Ouest et les montagnes de l’Est est classée « secteur de site pittoresque » 美観地区 bikanchiku de catégorie 3 (hauteur des constructions neuves limitée à 20 mètres).
Le quartier Nord de Higashi-Yama, Yoshida 吉田, ne s’est pas urbanisé avant les années 1920 : le canal traversait donc un paysage rural de rizières, sans égard pour le paysage existant (sinon la courbe de niveau au pied des collines). Il tranche dans les formes parcellaires, introduisant un tracé d’une logique en principe différente des logiques agricoles, bien que celles-ci aient aussi à dialoguer avec le relief, les niveaux, les écoulements, et les réseaux de canaux d’irrigation. Autant qu’on puisse en juger d’après les quelques tracés de chemins préexistants à la construction du canal, les deux directions nord-sud (courbe de niveau générale) et est-ouest (ligne de pente) étaient déjà privilégiées, comme elles le sont dans tous les villages-rues japonais en piedmont.
La voie d’entretien du canal, seule voie existante à l’époque, fût alors utilisée comme voie principale de circulation et de distribution du nouveau quartier. Des voies secondaires furent créées perpendiculairement au canal, s’adaptant en éventail à ses courbes. La large avenue Shirakawa-dori fut créée par la suite à l’Ouest, en fond de vallée, croisant et recroisant la rivière du même nom. Ce sont donc quatre axes qui courent nord-sud et non un seul.


Sur la Carte de la ville de Kyôto en 1915 (à gauche), le quartier nord de Higashi-Yama n’est pas encore urbanisé. Par contre (à droite), en 1940, l’urbanisation est visible. (Bibliothèque des archives de la ville de Kyôto).

Yoshida garde un caractère spontané, sympathique. Nombre de rues finissent en escalier pour rejoindre les dernières rues et les dernières maisons sur la pente : comme dans toute ville, la déclivité est source de poésie, la troisième dimension —même simplement quelques marches— ajoute au goût de la ville. Lorsque le quartier s’est urbanisé (ou plutôt lorsqu’on l’a pourvu d’un réseau d’égouts me semble-t-il), on a déplacé et regroupé les nombreux Jizo qui vous regardent en groupe de leurs trognes lunaires au détour d’une rue : de grosses pierres rondes de granit gris pentes de blanc, avec deux yeux ébahis. La divinité est munie d’une sorte de bavoir de satin rouge, couleur de la naissance, qui blanchit au soleil et aux intempéries. On assimile cette divinité à Jizô bosatsu (Ksitigarbha), mais c’est en fait la récupération bouddhiste d’une divinité bien plus ancienne, ancrée dans l’affection populaire, protectrice des enfants et de leurs âmes. On le rencontre en tout lieu, sur tous les chemins, par milliers d’exemplaires.





Le quartier des montagnes de l’Est (Higashiyama) actuellement, depuis Awataguchi au sud jusqu’à Yoshida au Nord.
1. (image de gauche) Le canal est la ligne bleue sinueuse de droite au pied des collines et forêts (il arrive par le bassin au centre et en bas de l’image). La ligne sinueuse bleue du centre est la rivière Shirakawa (naturelle à l’origine), donc en fond de vallée, qui croise et recroise l’avenue shirakawa-dori. Sur le plan de droite, on repère les nombreux symboles de temples bouddhiques et de sanctuaires shintô qu’on retrouve sur les plans de la fin du XIXe siècle.

En vert : montagnes et forêts
En gris : zone urbanisée sur terres agricoles anciennes
En jaune : végétation perdue entre 1986 et 2005
En orange : végétation perdue entre 1963 et 1985
En rouge : la végétation perdue entre 1915 et 1962 (la plus grosse tache rouge en haur à gauche : flanc de la colline du Yoshida jinja 吉田神社 : celle à droite du canal : quartier de Shishigatani 鹿ヶ谷, qui s’enfonce dans la colline ;  les trois taches rouges du centre, quartier Okazaki 岡崎 : des équipements publics ; celle du bas, quartier Awataguchi 粟田口)

On repère que le réseau de rues dans la vallée du quartier Yoshida (partie nord), plus populaire et spontané, est très serré, à la fois influencé par les sinuosités des courbes de niveau (rivière shirakawa et canal), et par le maillage orthogonal ancien des rizières. Le maillage est moins serré et plus difforme dans la partie sud (quartiers Shishigatani et Okazaki), quartiers qui ont été colonisés et planifiés par des villas très riches dans la première moitié du XXe siècle seulement, autour des grands équipements publics (Usine électrique du canal, Heian-jingu, etc.) et du grand temple Nanzenji.

ci-dessus :
(à gauche) Higashiyama en 1890, juste avant la construction de la branche Nord du canal amenant l’eau douce du lac Biwako, dont le tracé est figuré par la ligne sinueuse à droite au pied des montagnes. Le peuplement du quartier (et depuis le XVIIe siècle) est réduit aux grands temples du Nanzen-ji (en bas à droite), aux cimetières de la colline du temple Kurodani (au centre) et au sanctuaire Shinto du Yoshida (colline plus sombre en haut). Seuls les abords de la rivière Kamogawa (bord gauche du plan), sont bâtis et les constructions se sont surtout développés le long de la route du Tokaido qui prolonge l’avenue Sanjo 三条 (quart inférieur gauche).
Ici de même, la zone agricole est malheureusement peu détaillée, toujours symbolisée par des hachures. Les implantations de maisons sont presque crédibles, celles des bâtiments des temples peut-être plus exacte. Les chemins sont intéressants, et importants. La limite de la montagne permet encore ici de se repérer.
(à droite) Higashiyama en 1897. Très peu de bâti en dehors des temples. Les voies principales sont en place

à gauche : Photo 2248 (mettre en NB et recontraster) Plan de 1883 en vue des travaux du canal
à droite : Photo 2256 redressée : 1890 tracé du canal


    Photo satellite GE avec les voies


 (plan actuel des voies de higashiyama : mémoire de G. Orliac)


Photo aérienne GIS japon. On décèle bien en partie haute les sinuosités parallèles (en courbe de niveau) du canal et du chemin « de la philosophie », arboré, et d’une rue principale plus à l’ouest. A droite du canal, à l’est, on sent la pression urbaine qui s’insinue dans chaque repli de la colline.

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Références des cartes tirées de la base de données du Nichibunken :

KYOTO 1894- plan du tracé du canal
京都伏見間水路地図
YG/7/GC156/Ky、002344497

KYOTO 1897 Meiji kyoto
明治京都
YG/7/GC156/Ky 、002813517

KYOTO 1909
京都市実地測量地図
YG/7/GC156/Ky 、002792075


KYOTO SAINANBU 1913-1914 (carte du relief des montagnes)
Pour katsurazaka
京都西南部
YG/1/GC154/Ky、002469963

Plan du BIWAKO 1890 (affichée au Musée)
琵琶湖疎水地図
YG/21/Is、001720507

Photo aérienne (avion) GIS
id. Tracé des voies de Higahiyama







[1] J’emprunte dans les lignes suivantes les renseignements précis et deux cartes d’archives au mémoire de fin d’études d’architecture de Grégoire Orliac : « Du canal utilitaire au chemin touristique : le Chemin de la philosophie à Kyoto ; fabrication concertée et spontanée d’un paysage urbain ». Versailles, ENSAV, 2011. Qu’il soit remercié par ailleurs pour son aide dans la collecte des documents originaux pour cette partie de l’étude.