mercredi 13 février 2013

Vocabulaire : Mésologie / A. Berque

Flora and Fauna from the Miocene Cenozoic Period.  Evolution of Continental Life on Earth, José María Velasco
 Flora and Fauna from the Miocene Cenozoic Period.
Evolution of Continental Life on Earth
,
José María Velasco (1840 - 1912)
Pour le Vocabulaire de la mésologie

Mésologie

Par A. Berque

Du grec meson, milieu, et logos, discours, science. La mésologie, terme créé par le médecin Charles Robin (1821-1885), se définit comme l’étude des milieux*, humains en particulier. Georges Canguilhem, dans Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie (Vrin, 1968, p. 71-72), éclaire son origine :
Dans le Système de Politique positive (1851) Comte nomme deux jeunes médecins qu’il donne pour ses disciples, les docteurs Segond et Robin. Ce sont là les deux fondateurs, en 1848, de la Société de Biologie (…). L’esprit qui animait les fondateurs de la Société était celui de la philosophie positive. Le 7 juin 1848, Robin lisait un mémoire Sur la direction que se sont proposée en se réunissant les membres fondateurs de la Société de biologie pour répondre au titre qu’ils ont choisi. Robin y exposait la classification comtienne des sciences, y traitait dans l’esprit du Cours des tâches de la biologie, au premier rang desquelles la constitution d’une étude des milieux, pour laquelle Robin inventait même le terme de mésologie.

            Il faut donc rectifier l’erreur selon laquelle l’inventeur du terme serait Louis-Adolphe Bertillon (1821-1883), lui aussi médecin. Plus que Robin toutefois, c’est Bertillon qui fit connaître la mésologie, comme en témoignent les développements substantiels qu’y consacre la première édition (1866-1876) du Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse.
            Bertillon définissait la mésologie comme « science du milieu », à savoir l’étude des réactions réciproques de l’organisme et de son environnement. Dans un esprit positiviste hérité d’Auguste Comte, il prenait en considération non seulement les agents physiques, mais également ce que nous appellerions aujourd’hui la culture : les rapports sociaux, l’éducation, les lois, les mœurs – toutes influences qui, à leur tour, sont en partie soumises aux conditionnements du milieu physique. D’où l’extrême complexité de la mésologie humaine, comme Bertillon l’appelait.
            Avant d’être repris dans le sens que l’on va voir, le terme de mésologie a presque disparu de la langue française. Il est intéressant de suivre, dans les éditions successives du Dictionnaire encyclopédique Larousse, la disparition progressive de Bertillon, de sa théorie, et le dépérissement inexorable de l’entrée « mésologie ». Le terme est aujourd’hui absent de la plupart des dictionnaires (p.ex. des éditions 2013 du Petit Larousse et du Petit Robert). D’où vient cet oubli ? De ce que la mésologie n’avait pas les moyens, ni conceptuels ni méthodologiques, de couvrir le champ trop vaste qu’elle s’était donné – champ dont on pourrait dire aujourd’hui qu’il s’est écartelé entre la médecine, les sciences humaines et les sciences de la nature. Elle n’a pu, en particulier, résister à l’essor de l’écologie, plus tard venue, mais dont le champ était d’emblée mieux défini, parce que plus restreint. Ernst Haeckel, qui créa le terme Ökologie en 1866, l’ancra délibérément dans les sciences naturelles. Certes, l’écologie a plus tard largement débordé sur les sciences humaines (notamment avec l’écologie urbaine de l’école de Chicago, dont le champ se confond avec celui de la sociologie), mais elle a continué jusqu’à nos jours a être solidement centrée sur les interactions du vivant avec son milieu ; interactions qu’elle étudie avec les méthodes classiques des sciences de la nature, c’est-à-dire par la mesure de flux quantifiables. Elle a gardé ce noyau scientifique même si aujourd’hui, pour beaucoup de gens, le mot « écologie » évoque d’abord un courant politique, dont la montée a répondu à celle des problèmes environnementaux depuis les années 1960.
            Telle qu’on l’entend ici, la mésologie diffère de la conception de Bertillon, comme de l’écologie, sur un point capital : l’introduction d’une perspective phénoménologique et herméneutique, laquelle fait de la subjectité (l’auto-référence) du vivant, et plus particulièrement de l’humain, la condition de l’existence des milieux. Autrement dit, le milieu n’est pas un donné objectif universel, comme l’environnement l’est pour l’écologie, du moins en principe – le principe qui fait de celle-ci une science de la nature conforme au paradigme moderne classique, i.e. celui qui repose sur le dualisme sujet-objet. Issu du décentrement copernicien, ce paradigme postule un « point de vue de nulle part », censé être celui de l’objectivité scientifique. La mésologie en revanche prend en compte le fait qu’un milieu étant nécessairement centré sur la subjectité d’un vivant quelconque – espèce ou individu –, il est propre à ce sujet, donc singulier et non point universel. Dans un environnement identique, le milieu d’une certaine espèce n’est pas celui de telle autre espèce, et celui d’une certaine culture n’est pas celui d’une autre culture.
            Ainsi, le milieu suppose le sujet, qui suppose le milieu. Il y a entre les deux non point l’altérité radicale que le dualisme postule entre le sujet (le vivant) et l’objet (l’environnement), mais une élaboration réciproque, laquelle se concrétise progressivement au cours de l’évolution et de l’histoire. Le milieu n’est pas un donné, mais un construit.
            Dérivant de la phénoménologie, cette conception s’est instaurée dans l’entre-deux-guerres à la fois – mais indépendamment – dans le domaine des sciences de la nature et dans celui des sciences humaines. Elle est, également, contemporaine de la double remise en cause du paradigme moderne en physique, par la cosmologie einsteinienne d’une part, la mécanique quantique de l’autre, tandis que de leur côté les mathématiques et la logique, avec les théorèmes de Gödel, prouvaient qu’un système de propositions ne peut établir sa consistance que par référence à l’extérieur de lui-même. Ainsi, de toutes parts, était remis en cause le postulat de l’en-soi (autrement dit l’absolutisation de la substance) qui a permis le dualisme du paradigme moderne. Il apparaissait désormais que l’en-soi et le pour-soi s’établissent en fonction l’un de l’autre.
            La mésologie participe de ce changement de paradigme. Ses deux fondateurs sont d’une part le naturaliste allemand Jakob von Uexküll (1864-1944), de l’autre le philosophe japonais Watsuji Tetsurô (1889-1960 ; le patronyme est Watsuji). Chacun de son côté a établi une distinction radicale entre le donné environnemental objectif – ce qu’Uexküll appelle Umgebung, et Watsuji shizen kankyô 自然環境 – d’une part, d’autre part le milieu – qu’Uexküll appelle Umwelt, et Watsuji fûdo 風土. Toutefois, leurs perspectives ne se situent pas au même niveau. Uexküll, même s’il s’occupe essentiellement des animaux (il est un des pères de l’éthologie), prend en compte le vivant en général, au niveau des différentes espèces, ce qui comprend aussi l’espèce humaine, tandis que Watsuji considère exclusivement l’humain, au niveau des différentes cultures et non point de l’espèce Homo sapiens.
            Cette homologie entre niveaux ontologiques différents montre que le même principe est à l’œuvre aussi bien dans le vivant que dans la culture ; à savoir que le milieu est fonction d’une subjectité, qui interprète celui-ci à la fois passivement et activement, et en fait ainsi autre chose que l’en-soi d’un objet. Uexküll a donc fondé ce qu’il nomme Umweltlehre (mésologie) sur une théorie de l’interprétation, qu’il nomme Bedeutungslehre, « étude de la signification ». Un même objet sera interprété différemment par des espèces différentes. Pour Uexküll, un animal ne peut donc pas entrer en relation avec un objet comme tel ; ce avec quoi il a concrètement affaire – ce qui existe pour lui –, c’est la réalité qui résulte de cette interprétation.
             De son côté, Watsuji a introduit le concept de fûdosei 風土性 (médiance*), qu’il définit comme le « moment structurel de l’existence humaine », à savoir comme le couplage dynamique, chez l’humain (ningen 人間), entre une dimension individuelle (le hito ) et une dimension collective (l’aida ). C’est à travers cet entrelien que s’établit la relation avec les choses de l’environnement, ce qui en fait un milieu (fûdo 風土).
            Développant le concept de médiance, Augustin Berque l’a mis en relation avec l’anthropologie de Leroi-Gourhan, qui a interprété l’émergence de l’humain comme le déploiement, à partir de certaines des fonctions du corps animal, d’un corps social formé de systèmes techniques et symboliques. D’où l’interprétation du milieu comme un corps médial, éco-techno-symbolique, ce que Berque assortit de concepts comme la trajection* et les prises médiales*, qui rompent définitivement avec le dualisme, mais supposent néanmoins l’étape de la modernité. 

Augustin Berque



Pour en savoir plus :

BERQUE Augustin (2000) Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin.
UEXKÜLL Jakob von (2010 [1934])  Milieu animal et milieu humain, Paris, Payot & Rivages.
WATSUJI Tetsurô (2011 [1935]) Fûdo. Le milieu humain. Paris, CNRS.


(26 I 2013)