mercredi 22 mai 2013

Le déploiement des formes / A. Berque

Le rêve de l'architecte Thomas Cole
Le rêve de l'architecte, Thomas Cole (1840)
(source)
Colloque international Les territoires du temps.
Société française des architectes, 24 et 25 mai 2013.
A paraître dans Le Visiteur.

Le déploiement des formes, architecturales entre autres 

par Augustin BERQUE

§ 1. L’exposition MA – espace-temps au Japon
  
« Au Japon, les notions de temps et d'espace sont unies dans un seul concept traduit par le mot "MA" (…) Il n'existe aucune différence entre les deux notions de temps et d'espace telles que les perçoivent les Européens. (…) Ce concept est le fondement même de l'environnement, de la création artistique et de la vie quotidienne au point que l'architecture, l'art, la musique, le théâtre, l'art des jardins sont tous appelés des arts "MA" ». L’annonce de l’exposition n’y allait pas par quatre chemins…
             Cette exposition, MA – espace-temps au Japon, organisée au Musée des arts décoratifs  pour le Festival d’automne à Paris en 1978, est effectivement restée dans les annales.  Elle a ensuite parcouru le monde pendant une vingtaine d’années, avant de revenir au Japon. Conçue par l’architecte Arata Isozaki, elle s’était attiré, pour le catalogue, la collaboration de Roland Barthes, alors au faîte de sa notoriété non seulement à Paris, mais aussi au Japon, où l’on avait immédiatement traduit son essai fameux, L’empire des signes (Skira, 1970). Une évidente parenté d’intention se dégage entre l’exposition et l’ouvrage de Barthes, lequel ne prétendait nullement faire connaître le Japon, mais au contraire manifester voire flatter son étrangeté, son insaisissabilité par nos manières de penser, bref, cherchait à dépayser le système symbolique régnant en Occident. C’était là aussi exactement l’intention d’Isozaki et de ses collaborateurs (tous des célébrités), à commencer par l’ordre dans lequel leurs noms étaient présentés dans le catalogue :  au lieu de l’ordre occidental, où le prénom précède le patronyme, c’était l’ordre normal en japonais, c’est-à-dire l’inverse : Isozaki Arata, Futagawa Yukio (photographe), Kuramata Shirô (sculpteur), Miyawaki Aiko (sculpteur, l’épouse d’Isozaki), Shinoyama Kishin (photographe), etc. S’il est en effet une chose dont le spectateur pouvait se convaincre en regardant l’exposition, c’est que l’espace-temps des Japonais resterait à jamais hors d’atteinte de l’esprit occidental. Brèche dans l’universalité, le ma était unique au monde.
            Résumer l’essence de la japonité en un seul concept est un procédé classique d’une littérature alors très à la mode, les nippologies (nihonjinron). Cela ne va pas sans exagérations, mais  dans le cas du ma, ce procédé se justifie par un principe d’une vérité universelle : à l’opposé du temps et de l’espace abstraits que s’est donnés la modernité occidentale, dans l’espace-temps concret de toute culture traditionnelle, les choses vont ensemble. Elles s’impliquent les unes les autres, dans l’aller-avec de ce qui est justement l’espace-temps de la concrétude. En Europe aussi, avant la modernité, le temps et l’espace étaient concrètement unis avec et dans les choses, et mesurer l’un, c’était mesurer l’autre. « À deux journées de marche », « un champ d’un journal »  (quantité de terre qu’on pouvait labourer en un jour), etc., c’était concret, et c’était bien de l’espace-temps.
            Mais avant d’analyser pour lui-même ce rapport entre la concrétude et l’espace-temps, rappelons les traits essentiels de la notion de ma[1]. Ce terme s’écrit , sinogramme qui se définit comme le soleil (ou la lune dans une autre graphie, ) se montrant dans l’entrebâillement d’une porte à deux battants. D’où l’idée d’intervalle, dans l’espace ou dans le temps, qui est aussi le sens fondamental de ma. Il ne s’agit pas, toutefois, de l’intervalle en soi (l’idée même d’intervalle), mais toujours d’un intervalle dans l’espace-temps concret, supposant donc une situation, une ambiance, et plus largement le milieu nippon (Nihon no fûdo 日本の風土)[2] – celui que tissent, entre autres, les mots de saison du haïku.
            Quel rapport avec la concrétude ? « Concret », on le sait, vient du latin concretus, participe passé d’un verbe dont le sens premier est « croître avec » (cum crescere). Cela signifiera ici que les actants d’une scène (un bamen 場面, c’est-à-dire ce qui se passe concrètement à un certain moment dans un certain espace)[3] « croissent ensemble » dans une certaine dynamique commune, une concrescence qui suppose leur interrelation spatio-temporelle. Un ma est donc un intervalle impliqué dans une suite spatiale ou temporelle, dont les actants s’appellent les uns les autres. Ils ne sont pas seulement relatifs (sôtaiteki 相対的), comme peuvent l’être des objets sous le regard d’un sujet abstrait, ils sont co-attentifs (sôdaiteki 相待的)[4], car ils sont investis par un certain exister-ensemble. Cet intervalle qu’est le ma est ainsi chargé d’un sens qu’imprègne et anime une existence concrète, d’abord à l’échelle du bamen en question, et en dernière instance, du sens général du milieu nippon, qui englobe toutes ces interrelations.
            On trouve une bonne définition de ma dans le dictionnaire Kokugo jiten des éditions Shûeisha (plus structuré à cet égard que le Kôjien de chez Iwanami). En termes d’espace, ma signifie un intervalle entre deux choses qui se jouxtent : entre deux nuages par exemple dans kumoma 雲間, entre deux arbres dans konoma 木の間. De là, un espace d’une étendue limitée : celui du voisinage par exemple dans chikama 近間, celui de l’intimité amoureuse dans fukama 深間. C’est plus particulièrement, en architecture, une pièce dans un bâtiment : le séjour par exemple dans ima 居間, la pièce d’accueil dans ôsetsuma 応接間, le renfoncement orné dans tokonoma 床の間. C’est aussi le numéral des pièces : san ma aru ie 三間ある家, une maison de trois pièces. Enfin, c’est une longueur de tatami correspondant à une certaine région : Edo ma 江戸間, kyô ma  京間(tatami de la capitale), inaka ma 田舎間 (tatami rural). En termes de temps, ma signifie une pause entre des faits qui se suivent : harema 晴れ間, par exemple, c’est une éclaircie, ma wo oku 間をおく, c’est faire une pause. De là, un temps d’une longueur limitée : hiruma 昼間, c’est le midi, tsukanoma つかの間, c’est un instant, ma mo naku  まもなく(« sans même un ma »), c’est tout de suite. Dans les arts du spectacle, danse, théâtre ou musique, c’est un intervalle ou une pause entre deux sons, deux gestes, deux réparties ; d’où aussi le sens de rythme. Enfin, ma s’emploie dans diverses tournures pour signifier le temps qui convient pour faire une certaine chose : par exemple ma ni au 間に合う, « convenir au ma », c’est faire telle ou telle chose à temps ; ma wo mihakarau 間を見計らう, c’est choisir le bon moment.
            Parmi tous les actants de la scène reliés par la concrescence qu’illustre le ma, se trouve généralement impliquée l’existence de ce que nous appellerions en français « moi, je » ou bien « nous autres ». Cette existence est donc implicite : elle est retenue dans les replis du bamen, au lieu de s’en dégager pour devenir explicite. De ce fait, cette existence ne se sépare pas des actants du bamen, et plus largement du fûdo qui leur est commun à tous. Cette implication permet toutes sortes d’économies de l’espace-temps objectif. Kenmochi Takehiko, dans un livre sur le ma[5], comparait naguère avantageusement la phrase célèbre de Sei Shônagon Haru wa akebono春は曙 à sa traduction anglaise In spring, it is the dawn that is most beautiful : grâce au ma qui selon lui est ici incarné par la particule wa, le printemps (haru) se trouve ainsi mis en relation avec l’aube (akebono) sans nul besoin du fastidieux échafaudage syntactique nécessaire à l’anglais. Certes ; mais ce que Kenmochi ne voyait pas, c’est que cette merveilleusement nippone concision de Haru wa akebono suppose, pour être compréhensible, toute la suite d’implications en poupée russe qu’est le bamen de l’œuvre de Sei Shônagon (le Makura no sôshi枕草子, « Notes de chevet »), laquelle suppose à son tour le mode de vie et le milieu de la noblesse de cour à Heian (Kyôto) au XIe siècle, ainsi qu’un genre littéraire dont le précurseur fut le poète chinois Li Shangyin, au IXe siècle. Tout cela est implicite (et c’est la raison pour laquelle Kenmochi l’oublie, voire l’ignore), alors que la traduction, faite pour des lecteurs étrangers à ce milieu, se doit d’être explicite.
            On dira donc, pour résumer, que le ma incarne une relation concrète dans l’espace-temps nippon, à l’opposé de ces abstractions que sont devenus, dans la modernité européenne, les concepts de temps et d’espace, du moins avant qu’Einstein et Heidegger n’entreprennent de les reconcrétiser[6]. C’est dire qu’en un sens, le ma est au delà de la modernité, tandis qu’en un autre sens, il garde la concrétude – et donc la singularité – qui a été celle de toutes les mesures du temps et de l’espace dans tous les milieux humains (y compris en Europe) avant la modernité[7].  De ce fait, il est tautologique de dire que le ma est spécifiquement japonais. Les Coréens en disent tout autant du kan, ce qui est la lecture coréenne du même sinogramme  !

§ 2. Le renversement du poème


Un patio à Moscou Vasily Polenov
Un patio à Moscou, Vasily Polenov (1878)
(source
Cependant, dire que le ma est spécifique au milieu japonais ne résout pas toute la question. Il y a quelque chose de plus dans cette concrétude, quelque chose qui tient à la notion même de milieu (fûdo). Pour nous aujourd’hui, « milieu » est synonyme d’« environnement », c’est-à-dire l’objet de l’écologie. Que l’environnement puisse être l’objet d’une science moderne comme l’écologie suppose justement qu’on l’institue comme objet, dans l’abstraction de notre existence de sujets. C’est le principe même du dualisme, tel qu’il s’est défini le jour où Descartes écrivit « Je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle »[8]. S’abstraire de tout lieu et de toute chose, autrement dit de tout milieu, c’est un parti ontologique tout à fait singulier, mais dont l’effet sera universel ; car abstraire le sujet (la res cogitans) de son milieu, c’est de ce fait même convertir ce dernier en un environnement objectal : la res extensa. L’effet, nous le connaissons : ce fut la modernité[9]. Cela implique entre autres l’espace et le temps universels et absolus qu’à instaurés la physique de Newton. L’espace, en particulier, est devenu homogène, isotrope et infini, alors qu’il est en réalité, dans un milieu concret, toujours hétérogène, limité par un horizon, et orienté non seulement par notre corps mais aussi par une certaine histoire, autrement dit par un avant-devant et un derrière-après qui sont nécessairement de l’espace-temps, pas seulement de l’espace.
            Or à peu près à la même époque où, en Europe, s’instaurait l’abstraction du paradigme moderne, se mettait en place au Japon un paradigme à peu près inverse. Loin d’abstraire le sujet de son milieu, il exaltait au contraire ses liens concrets avec les lieux, les choses et les saisons. Plutôt même qu’un « sujet », terme qui pour la modernité ne peut que s’opposer à l’objet, il en faisait un ambiant, autrement dit une existence diffuse dans le bamen de l’expérience concrète[10]. C’est de ce paradigme qu’est alors issu, en particulier, le genre poétique du haïku. Je l’illustrerai par l’exemple suivant :

            風鈴の                                   Fûrin no                       La clochette à vent
            ちひさき音の                       chiisaki oto no               au son léger
            下に                               shita ni iru                    je suis dessous

            Dans le Nouveau saisonnier des haïkus[11] de Yamamoto Kenkichi, ce poème est classé avec les « mots de saison » (kigo 季語) de l’été. Les haïkus doivent en effet obligatoirement comporter un mot de saison, lequel est ici fûrin, la clochette à vent. Celle-ci, l’été, s’accroche à une branche dans le jardin, ou à une poutre saillant au dehors, et son battant muni d’une petite voile (une bande de papier) tinte au moindre souffle de vent, vous rafraîchissant par synesthésie quand vous l’entendez, dans la touffeur de la maison. Mot à mot, la phrase (qui, précisons-le, est grammaticalement tout à fait ordinaire, ce que – pour respecter l’ordre des vers originaux –  n’est pas la traduction française que j’en donne) nous dit ceci : « clochette à vent - de // petit son - de // en dessous - se trouver » ; soit : « se trouver sous le petit son de la clochette à vent ». Or la forme du verbe iru (être quelque part) n’indique ici aucune personne ; il peut indifféremment s’agir de moi, toi, elle/lui, nous, vous, eux/elles. En japonais, il n’y a en effet pas de flexion du verbe selon la personne ; ni, pour confirmer cette personne comme en français, de pronom personnel au vrai sens du terme. Ici, en tout cas, il n’y a ni l’une ni l’autre : ni flexion, ni pronom. Morphologiquement donc, rien n’indique de qui il s’agit. Ce qui est explicitement dit, c’est le tintement de la clochette, et le « se-trouver » (iru) de quelque présence latente, là-dessous, ou ressentant la fraîcheur du vent comme si c’était là-dessous. C’est cela que j’appelle « ambiant » : un être qui serait cela il est : sous le son léger de la clochette à vent… et pourrait donc se dire pure immanence à un certain bamen[12]. En somme, l’inverse exact du cogito cartésien.
            Le français quant à lui est obligé de préciser qui est le sujet du verbe iru, donc, selon toute vraisemblance, de traduire shita ni iru par « je suis dessous, je me trouve sous ». Effectivement, le fonctionnement ordinaire de la langue japonaise impliquant nécessairement l’existence du locuteur, il y a ici toute chance pour qu’il s’agisse de la personne qui prononce le poème. C’est bien moi, sujet parlant, qui suis sous la clochette à vent. Sauf à se livrer à de bizarres contorsions, le poème commencera donc en français par le sujet du verbe iru, à savoir « je » : « Je suis sous le son léger de la clochette à vent ».
            Seulement, ledit sujet, c’est la langue française qui l’invente pour le dire expressément, et ce faisant exclure formellement tout autre virtuel sujet, auditeur ou lecteur par exemple. Autrement dit, le français procède ici à une absolutisation du sujet au bénéfice d’un seul des actants – au demeurant virtuel – du poème, ce qui en modifie le sens, les autres actants se trouvant par là même réduits au statut d’objets, d’attributs ou de prédicats, bref de circonstants de mon existence à moi. Tout autre chose est de commencer par une ambiance (le son de la clochette à vent) pour terminer sur l’évocation d’une existence latente (celle du possible sujet du verbe iru), d’un côté, et d’un autre côté de commencer par l’assertion de l’existence dudit sujet en tant que « je » pour continuer par l’exposé des attributions de ce même sujet (à savoir qu’il se trouve sous la clochette à vent). C’est une profonde restructuration de la réalité, laquelle, dans cette scène comme dans l’ordre des mots du poème, se trouve littéralement mise sens dessus dessous.
            Ce renversement du poème, le français ne peut pas ne pas le faire. Entre autres implications, c’est ce qui a permis à Descartes d’abstraire de son milieu le « je » du cogito ; mais cela découlait d’un choix bien plus ancien que Descartes, et même que la langue française : le choix qui, voici plus de deux mille ans, a conduit la pensée grecque à abstraire le logos de l’existence concrète pour le poser en lui-même, dans ce qui avec Aristote est devenu la logique formelle[13]. Nous en héritons un cadre mental où, sans même le savoir, nous abstrayons automatiquement notre existence de l’énoncé de base « S est P » (le sujet S est le prédicat P). Par exemple, ni linguistiquement ni logiquement, dire « Joséphine (S) est triste (P) » ne nous pose aucun problème. Or en japonais, un tel énoncé est impossible. On ne peut pas dire « Joséphine wa kanashii », il faut dire « Joséphine wa kanashisô da » ; c’est-à-dire « Joséphine a l’air triste ». Effectivement, si le locuteur n’est pas Joséphine, il ne peut objectivement pas dire ce qu’elle ressent, mais seulement ce qu’elle lui semble ressentir.
            Cela implique une structure ontologique totalement différente : non pas la structure binaire « S est P », d’où l’existence du locuteur est abstraite, mais la structure ternaire « S est P pour I », où le rapport entre S et P est établi par un interprétant I, qui est l’existence concrète du locuteur. Le rapport binaire « S est P » s’établit dans l’abstrait, hors du temps et de l’espace, tandis que le rapport ternaire « S est P pour I » s’établit dans l’espace-temps concret d’une certaine expérience.

§ 3. Penser autrement que la modernité ?  


La nuit étoilée Vincent Van Gogh
La nuit étoilée, Vincent Van Gogh (1889)
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Cette structure ternaire n’est pas un fantasme subjectif. Sauf abstraction, le fait que nous existons l’impose objectivement et nécessairement à toute réalité dans un milieu concret. Au contraire, la modernité s’en est abstraite pour lui substituer une structure binaire où, en principe, notre existence n’est plus nécessaire. Convertis en objets, les lieux et les choses n’ont plus besoin de nous,  comme nous n’avons plus besoin d’eux pour être ce que nous sommes.
            Cette abstraction a certes permis la civilisation moderne, avec tous ses bienfaits, mais elle repose sur une convention dont le principe est en soi porteur d’un danger mortel : à force d’abstraire notre existence de la réalité, nous risquons bel et bien de finir par nous supprimer[14]. C’est ce que nous avons risqué avec la guerre froide, et c’est ce que risque aujourd’hui plus globalement notre civilisation par le ravage de la biosphère et le dérèglement climatique dont il semble bien qu’elle soit la cause. Plus quotidiennement, une économie dont le principe (la loi du marché) ne cesse de briser la vie des gens par les délocalisations et le chômage illustre la même abstraction. Mais alors, pouvons-nous penser autrement ?
            Penser autrement que la modernité, c’est ce qu’a revendiqué dans l’entre-deux-guerres l’école de Kyôto (Kyôto gakuha 京都学派), un courant philosophique centré sur Nishida Kitarô (1870-1945)[15]. Des partisans de cette école ont même organisé à Tokyo, en juillet 1942 – aux plus belles heures de la guerre du Pacifique, vue du Japon – un colloque intitulé « Le dépassement de la modernité » (Kindai no chôkoku 近代の超克)[16]. Le cœur de cette pensée revient effectivement à un renversement du paradigme occidental moderne : au lieu de l’être substantiel du cogito, qui existe en lui-même indépendamment de tout milieu, la précédence est donnée à ce que Nishida nomme basho 場所, terme que l’on traduit habituellement par « lieu », mais que Nishida lui-même a rapproché de la chôra χώρα platonicienne, c’est-à-dire de ce qui, pour une certaine existence, est son milieu[17]. Corrélativement, Nishida substitue à la logique aristotélicienne, qui est centrée sur l’identité du sujet, ce qu’il appelle une « logique du lieu » (basho no ronri 場所の論理) ou « logique du prédicat » (jutsugo no ronri述語の論理), et qui est centrée sur le prédicat comme champ relationnel, c’est-à-dire en somme sur le néant, à l’opposé de l’être. Et même si, pour Nishida, le « néant relatif » (sôtai mu 相対無) « engloutit » (botsunyû suru 没入する) l’être, le « néant absolu » (zettai mu 絶対無), en se niant lui-même, est la source de l’être, à l’inverse de Platon comme de la Bible, où c’est au contraire l’être absolu qui est à l’origine de toute réalité. À tous égards donc, les fondements de la civilisation occidentale se trouvent ici culbutés.
            Après la défaite de 1945, l’école de Kyôto connut une éclipse d’une quarantaine d’années, due aux liens qu’elle avait noués avec l’ultranationalisme. Nishida le premier avait fourni à celui-ci une caution métaphysique en assimilant le régime impérial au néant absolu, capable à ce titre d’accueillir en lui-même toutes les nations de la Terre, et en faisant de l’agression japonaise « la guerre mondiale pour nier la guerre mondiale (…) pour la paix éternelle »[18].  Mais au-delà de cette conjoncture historique, c’est bien le renversement du paradigme occidental moderne qui est l’essence de l’école de Kyôto ; et c’est ce qui explique qu’elle soit revenue au premier plan de la scène intellectuelle japonaise dans les années quatre-vingt, au moment où le thème du postmoderne battait son plein[19].
            Toutefois, dans la mesure même où elle culbutait le paradigme occidental moderne, l’école de Kyôto s’est posée comme son énantiomère (son reflet inversé). Ce renversement est tout à fait analogue à celui du poème que l’on a vu tout à l’heure. Ce que fait Nishida, au fond, c’est opposer la précédence de l’espace-temps concret (un certain bamen) à celle du cogito, cet être abstrait de tout milieu. La meilleure preuve en est son erreur politique : en se laissant prendre à la conjoncture, il est tombé dans un ethnocentrisme qui est l’inverse exact de l’universalité abstraite du sujet individuel moderne, cet être en soi, censément indépendant de tout milieu et de toute histoire. 
            Il est clair qu’on ne peut se contenter d’un jeu de balançoire entre ces deux paradigmes inverses, qui réciproquement s’excluent. Nous avons besoin, aujourd’hui, de repenser de fond en comble le rapport de l’être à l’espace-temps, ne serait-ce que parce que, depuis maintenant plus d’un siècle, l’espace et le temps absolus de Newton ont été dépassés par la physique.

§ 4. Un lieu sans milieu ?


La maison du Héron George Inness
La maison du Héron, George Inness (1893)
(source)
S’il est vrai que Nishida, tout au début de Basho (Lieu, 1927), fait brièvement allusion à la chôra platonicienne, c’est pour en distinguer immédiatement ce qu’il appelle basho. En effet, son système est incompatible avec le système platonicien, qui se fonde sur le postulat de l’être absolu (l’idea ou eidos). Pour Nishida, d’être (u ) il ne peut y avoir que relatif, ce qui chez Platon, dans le Timée, correspond à la genesis (le devenir) ; mais alors que, pour Platon, la genesis est un reflet de l’être absolu, pour Nishida, l’être résulte du « néant absolu » (zettai mu 絶対無), c’est-à-dire de la négation du néant par lui-même, et il est donc toujours subsumé (hôsetsu sare 包摂され) dans un certain basho.  
            Reste néanmoins une certaine parenté entre la chôra platonicienne et le basho nishidien, puisque tous les deux sont en rapport avec l’être relatif. Qu’est-ce qu’un être relatif ? Une entité qui, à la différence de l’idea ou du cogito, n’existe pas en soi-même, mais toujours en relation avec autre chose, au sein d’un certain milieu que Platon appelle chôra, et Nishida basho. Autre parenté entre les deux philosophes : c’est que tous les deux réfèrent l’être relatif à un absolu, qui chez Platon est l’être, et chez Nishida le néant. Alors, si par hypothèse on faisait abstraction de ces deux absolus antithétiques, les deux systèmes ne se rencontreraient-ils pas dans une pensée du milieu ?
            Or si Platon, dans le Timée, parle bien de la chôra, et s’il en pose la nécessité comme un « troisième et autre genre » (triton allo genos, 48 e 3) à côté de l’être absolu et de l’être relatif, il renonce à la penser rationnellement. Il ne définira donc pas la chôra, posant qu’elle est comme un rêve (oneiropoloumen blepontes, « on rêve en la voyant », 52 b 3) et qu’on ne peut la saisir que par un « raisonnement bâtard » (logismô tini nothô, 52 b 2), pas par le logos. Il se contentera donc de l’évoquer par des métaphores, lesquelles sont en outre contradictoires : pour l’être relatif, la chôra est tantôt une « mère » (mêtêr, 50 d 2) ou une « nourrice » (tithênê , 52 d 4), mais tantôt l’inverse : une « empreinte » (ekmageion, 50 c 1).
           Ce troisième genre d’être, à la fois empreinte et matrice, A et non-A, c’est pour le rationalisme platonicien « difficilement croyable » (mogis piston, 52 b 2). Alors, la question est close. Au nom du principe du tiers exclu, pour plus de deux millénaires, le logos occidental va se détourner de la chôra.
            Ce que le logos va penser en revanche, c’est ce lieu sans milieu qu’est le topos aristotélicien, parce que celui-ci s’accorde doublement avec le principe d’identité et avec l’être substantiel (ousia),  qui ne peut être autre chose que ce qu’il est, ni ailleurs que là où il se trouve. Ou bien A ou bien non-A, mais pas les deux à la fois.
            Le Livre IV de la Physique d’Aristote définit le lieu (topos) d’une chose comme un « vase immobile » (aggeion ametakinêton, 212 a 15), et en définitive comme « la limite immobile immédiate de l’enveloppe [de la chose] »  (to tou periechontos peras akinêton prôton, 212 a 20). L’identité de la chose ne peut donc pas outrepasser cette enveloppe, principe qui s’accorde en tout point avec celui de la logique aristotélicienne, laquelle repose sur l’identité du sujet (hupokeimenon) qui se trouve aussi être la substance (ousia). Si elle outrepassait son topos, autrement dit son contour, la chose, ipso facto, contreviendrait au principe du tiers exclu. Elle aurait à la fois une forme et une autre forme, et serait donc à la fois A et non-A, puisque pour l’aristotélisme, forma dat esse rei : c’est la forme qui donne l’être à la chose. 
            Aristote souligne cependant que le lieu n’est pas la forme de la chose, puisque celle-ci peut changer de lieu (car elle est mobile), alors que le lieu ne peut être ailleurs que là où il est (car il est immobile). Certes, quand la chose se trouve quelque part, son lieu et sa forme coïncident ; mais l’identité de la chose et celle du lieu sont distinctes. Notons en passant que cette dissociation du lieu et de la chose est le principe ontologique de ce qui, beaucoup plus tard, s’incarnera dans le style international en architecture, avec ses formes ubiquistes, indépendantes du lieu et du milieu, donc closes sur leur propre identité. Cela n’est pas un hasard ; car la logique aristotélicienne, qui allie le principe du tiers exclu et celui de l’identité du sujet, est justement ce qui fonde la séparation des êtres, discrétisés dans leur en-soi respectif, dont procède le dualisme moderne, ainsi que l’atopie (le sans-lieu) que celui-ci a engendrée. Rappelons le Discours de la méthode : ce sans-lieu affranchi de tout milieu qu’est le sujet moderne, le cogito l’a symétriquement conféré à l’objet moderne, de part et d’autre de l’abîme ontologique du dualisme, qui les fonde l’un et l’autre comme tels.

§ 5. Au delà du topos ontologique moderne


La Route tournante à Montgeroult Paul Cézanne
La Route tournante à Montgeroult, Paul Cézanne (1898)
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Il revient à Heidegger d’avoir montré que la conception de l’espace du paradigme scientifique moderne classique est radicalement étrangère à la réalité de l’existence[20]. La critique vise d’abord Descartes. Dès 1927, Sein und Zeit (Être et temps) dénonce la réduction du monde à la pure extensio de la chose étendue. C’est toutefois après la guerre que Heidegger, contre cette conception de l’espace, développera sa pensée du lieu ; essentiellement dans Bauen wohnen denken (Bâtir habiter penser, 1951[21]) et dans Die Kunst und der Raum (L’Art et l’espace, 1969[22]), en approfondissant une thématique du reste esquissée déjà dans plusieurs écrits antérieurs.
            Heidegger réfute la précédence accordée par les modernes à « l’espace » (der Raum) ou « pur espace » (reiner Raum) de type cartésien et newtonien. Avant cette abstraction, il y a le phénomène de « monde » (Welt), dans lequel les choses sont à leur « place » (Platz) et non pas dans une « position » ou un « emplacement » (Stelle) définissable dans ce pur espace, c’est-à-dire supposant l’antériorité de cet espace. Dans le monde familier de l’existence, la chose « appartient » (hingehört) à sa place, laquelle est concrètement enchâssée dans une « contrée » (Gegend). Aussi, tel l’artisan dont l’outil est « sous la main » (zuhanden), ne se figure-t-on nullement un espace pour y localiser la chose : celle-ci est indissociable de sa place, et la place est la chose. L’espace ne se définit que secondairement, et par abstraction, à partir de cette réalité première, dans un processus de renversement que Heidegger nomme Entweltichung (démondisation), à l’issue duquel il n’y a plus que des « étants-devant-la-main » (Vorhandenen) dans des Stellen, c’est-à-dire des objets positionnés dans l’espace, et parfaitement dissociables de leur emplacement.
            De cette idée que l’espace ne précède pas la chose, Heidegger en arrive par la suite, exactement à l’inverse de la vision cartésienne, à l’idée que l’œuvre engendre son propre espace. Elle « spacie » (räumt) à partir de son site, que Heidegger appelle Ort ; et loin que la chose soit délimitée au sein de « l’espace », c’est au contraire à partir des limites de la chose que se déploie cette « spaciation » (Räumung) :
La limite n’est pas ce où quelque chose cesse, mais bien, comme les Grecs l’avaient observé, ce à partir de quoi quelque chose commence à être (sein Wesen begint). […] Il s’ensuit que les espaces reçoivent leur être des lieux et non de « l’ » espace[23].
Heidegger illustre cette idée par l’exemple du pont :
Le lieu n’existe pas avant le pont. Sans doute, avant que le pont soit là, y a-t-il le long du fleuve beaucoup d’endroits qui peuvent être occupés par une chose ou une autre. Finalement, l’un d’entre eux devient un lieu et cela grâce au pont. Ainsi ce n’est pas le pont qui d’abord prend place en un lieu pour s’y tenir, mais c’est seulement à partir du pont lui-même que naît un lieu[24].
            Cette problématique du lieu, cela va de soi, prend tout son sens dans le cadre d’une philosophie de l’existence humaine. Elle suppose l’être-là (Dasein). Elle est néanmoins accessible intuitivement à l’architecte, et a plus forte raison au paysagiste. C’est à la fois ce qui en explique l’impact – elle n’a pas peu contribué au discrédit des thèses du mouvement moderne en architecture – et les réticences qu’elle a soulevées dans les disciplines de l’habitat, comme en géographie. En effet, tant le Dasein que l’intuition ne sont pas recevables du point de vue de « l’espace », dont la précédence ne saurait être remise en cause, dans le cadre du dualisme moderne, sans que l’on passe ipso facto du registre de l’objectivité à celui de la subjectivité. Aussi bien, plus d’un demi-siècle après sa publication, Bâtir habiter penser reste-t-il inconnu de bien des architectes, et plus encore des ingénieurs : entre les vérités de la physique et les abscondités de la phénoménologie herméneutique, pense-t-on bien souvent, il n’y a pas à hésiter !
            Or la thèse de Heidegger n’est pas si étrangère qu’il semble à la physique[25]. Aussi bizarre que cela paraisse, elle se place en fait dans un courant de pensée qui prend son origine dans les sciences exactes. En effet, l’espace dont Heidegger prend le contre-pied radical, c’est celui de la physique moderne classique. Cet espace euclidien, les travaux de Lobatchevski (1792-1856), Bolyai (1802-1860), Riemann (1826-1866), Beltrami (1835-1900)…, c’est-à-dire les géométries non euclidiennes, avaient déjà depuis belle lurette montré qu’il n’est ni le seul concevable, ni surtout le seul réel. Certes, il s’agissait au début de purs jeux mathématiques (c’est comme « géométrie imaginaire » que Lobatchevski publie son premier exposé, en 1826), bien que l’on eût su depuis fort longtemps que, très réellement, la surface de la Terre excède la géométrie euclidienne (par exemple, s’agissant d’une sphère, la somme des angles d’un triangle n’y est pas égale à 180°). Néanmoins, les nouvelles géométries allaient, un demi-siècle plus tard, bouleverser la physique. Les travaux de Riemann, dès 1854, suggèrent en effet une courbure de l’espace remettant virtuellement en cause les lois de la gravitation newtonienne ; ce qu’allait effectivement accomplir Einstein avec la relativité restreinte (1905) et la relativité générale (1915). De cette nouvelle cosmologie, bornons-nous ici à retenir que l’espace devient inséparable du temps, et que l’espace-temps se courbe en fonction de la matière : « La courbure dit à la matière comment se mouvoir, et la matière dit à l’espace-temps comment se courber[26] ».
            Autrement dit, au delà de son propre topos et du contour que celui-ci assigne à son être, tout objet matériel engendre un certain espace. Mais ce n’est pas tout.

§ 6. La ternarité des phénomènes


Une chambre dans la maison de l'artiste à Strandgade, Copenhague, avec l'épouse de l'artiste, Vilhelm Hammershøi
Une chambre dans la maison de l'artiste à Strandgade,
Copenhague, avec l'épouse de l'artiste
,

Vilhelm Hammershøi (1901)
(source)
Lorsque Heidegger nous dit que l’être d’une chose commence à partir de son contour au lieu de s’y borner, il déchire certes le topos qui avait encadré la pensée occidentale pendant plus de deux millénaires, mais il ne fait que retrouver un principe qu’avait énoncé, quelque quinze siècles auparavant, l’auteur du premier traité sur la peinture de paysage dans l’histoire humaine, Zong Bing (375-443). Celui-ci écrit en effet ce qui suit dès les premières lignes de son Introduction à la peinture de paysage[27] :

至於山水、質有而趣霊  Zhi yu shanshui, zhi you er qu ling.
Quant au paysage, tout en ayant forme matérielle, il tend vers l’esprit.

            Ce que l’on traduit ici habituellement par « forme matérielle », zhi , s’oppose très évidemment à ling , « l’esprit, l’âme ». L’idée sous-jacente est donc que le paysage possède à la fois une dimension matérielle et une dimension immatérielle. Entre les deux, il y a l’embrayage de la conjonction er , qui signifie « mais aussi », et surtout l’idée de « tension vers », qu , ce qui correspond à la Räumung heideggérienne. Dans la phénoménalité concrète des formes d’un paysage, il y a non seulement le topos des substances matérielles, mais aussi la chôra d’un certain tissu relationnel. Autrement dit, le paysage est à la fois lieu et milieu. C’est ce que j’appelle « le principe de Zong Bing ».
            Bien que formulé ici à propos du paysage (notion qui fut inventée à cette époque en Chine du Sud, plus d’un millénaire avant l’Europe), ce principe de Zong Bing découle de principes plus anciens encore dans la pensée de l’Asie orientale. Aussi bien le taoïsme que le bouddhisme mettent l’accent sur la relation plutôt que sur la substance. Or la relation relève de l’invisible, qui est « sans forme matérielle » : wuxing 無形 ; mais elle est justement ce qui fait la puissance des formes matérielles, parce qu’elle engage et motive l’existence humaine, en « tension » (qu ) ou en concrescence avec les choses. De nombreuses notions ou préceptes s’y attachent, notamment celle de « Grand Symbole », Daxiang 大象, à savoir la réalité ultime, le Tao qui, contenant en puissance toutes les formes particulières, unit tous les êtres. Le Grand Symbole n’a donc lui-même pas de forme : Daxiang wuxing 大象無形[28], du moins pas de forme délimitable par un topos ; mais il est comme un champ de force, d’où toutes les formes tirent leur puissance. La puissance d’une forme excède en effet son contour : ce principe aura guidé la peinture chinoise tout au long de son histoire[29]. Il implique, entre autres, la place que celle-ci aura laissée au « blanc excédent », yubai , c’est-à-dire la marge non peinte qui, attisant la relation invisible au delà de la forme peinte, engage le spectateur dans l’image. C’est le même principe qui, en poésie, est à l’œuvre dans la « consonance excédente » (yuyun ), au delà de ce qui est formellement dit. Et le principe de Zong Bing, tout comme la Räumung heideggérienne, peut aisément s’appliquer aux formes architecturales, pour les faire ek-sister, se déployer au delà de leur contour matériel.
            On pourra se demander, pour conclure, si parler d’une déploiement des formes au delà de leur contour matériel ne serait pas verser dans l’irrationnel. Non ; car ce n’est là qu’entériner le fait que le corset imposé à la raison par le dualisme a bel et bien éclaté sous la double poussée de la phénoménologie d’une part, de la physique d’autre part. Dans les deux cas en effet, la binarité du « A ou bien non-A »,  autrement dit le principe du tiers exclu, né il y a vingt-cinq siècles de l’abstraction du logos, ne tient plus devant la ternarité de l’expérience concrète des phénomènes, et même de l’expérimentation scientifique :
– dans l’expérience concrète, un objet ne peut pas exister en soi ; il est nécessairement saisi en tant que quelque chose dans sa relation avec un existant quelconque. Cet en-tant-que (als chez Heidegger[30]) suppose nécessairement une ternarité :  1. l’en-soi de l’objet, i.e. le sujet logique S, 2. l’existant I qui interprète celui-ci en tant que quelque chose, et 3. cette interprétation, i.e. le prédicat P de la relation « S est P pour I ».
– dans l’expérimentation en physique quantique où, bafouant le principe du tiers exclu, selon le dispositif expérimental (l’interprétant I), la même particule (le sujet logique S) apparaîtra soit en tant que corpuscule (un prédicat P, i.e. A), soit en tant qu’onde (un prédicat P’, i.e. non-A). La physique, en l’occurrence, nous somme expérimentalement de rejeter à double titre le principe du tiers exclu : d’une part en admettant que le prédicat (ce en tant que quoi la particule apparaît), à la fois, est et n’est pas le sujet logique (l’en-soi de la particule), et admettre en même temps que ladite particule est à la fois une chose (un corpuscule) et autre chose (une onde).
            Admettre à la fois A et non-A, le devenir de A en non-A, ce n’est autre que la concrète réalité du symbole, dont, voici plus de vingt-cinq siècles, a voulu s’abstraire le rationalisme du logos[31]. Or dans la réalité des milieux concrets, les formes sont nécessairement, et indissociablement, toujours à la fois écologiques, techniques et symboliques[32]. Les formes d’un milieu humain sont irréductibles à leur contour géométrique : c’est cela qu’aujourd’hui, au delà du réductionnisme moderne, doit redécouvrir la raison.

Palaiseau, 15 mai 2013.

         
[1] Je reprends ici des éléments de ma contribution, pour l’entrée ma, au Vocabulaire de la spatialité japonaise, sous la direction de Philippe BONNIN, à paraître. Plus généralement, Augustin BERQUE avec Maurice SAUZET, Le sens de l’espace au Japon. Vivre, penser, bâtir, Paris, Arguments, 2006.
[2] Sur lequel on lira WATSUJI Tetsurô, Fûdo. Le milieu humain, Paris, CNRS, 2011 (Fûdo, 1935).
[3] Analytiquement, ce terme signifie l’aspect (men) selon lequel les choses se présentent à tel ou tel moment dans un certain lieu (ba).
[4] Selon le concept mis en avant par YAMAUCHI Tokuryû (1890-1982) dans Logos et lemme (Rogosu to renma), Tokyo, Iwanami, 1974. 相待 (cn xiangdai, jp sôdai) est la traduction que le bouddhisme chinois a donnée du sanskrit apeka (idée de prendre en compte), en empruntant ce terme au Zhuangzi. C’est l’idée que les éléments d’une relation se nourrissent réciproquement.
[5] KENMOCHI Takehiko, Ma no Nihon bunka (Le Japon comme culture du ma), Tokyo, Kôdansha, 1978.
[6] Précisons que le japonais moderne n’ignore nullement les notions de temps et d’espace, qui sont respectivement rendues par jikan 時間 et kûkan 空間.
[7] Sur cette question, v. mon Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000.
[8] René DESCARTES, Discours de la méthode, Paris, Flammarion, 2008 [1637]), p. 38 et 39.
[9] J’abrège ici les enchaînements, qu’on trouvera plus détaillés dans Écoumène, op. cit.
[10] J’ai détaillé la chose dans Le sens de l’espace au Japon, op. cit. ainsi que dans Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986, et plus particulièrement dans « Le japonais », p. 240-250 dans Jean-François MATTÉI (dir.) Encyclopédie philosophique universelle, IV : le Discours philosophique, Paris, PUF.
[11] YAMAMOTO Kenkichi, Saishin haiku saijiki, Tokyo, Bunshun bunko, 1977, vol. II, p. 149. Un saisonnier (saijiki  歳時記) est un recueil de mots représentatifs de tel ou tel moment de l’année : faits de la nature, faits et gestes de la vie humaine, illustrés par des exemple de haïkus fameux et assortis de commentaires. Le terme saijiki signifie « notes (ki) sur les moments (ji) de l’année (sai) ». Ces « mots de saison » (kigo) se comptent par milliers (jusqu’à 7000 dans les plus gros recueils). Ils sont en constante évolution, mais se rapportent fondamentalement aux changements de la nature selon la saison.
[12] V. « Le japonais », art. cit.
[13] Ce processus a été détaillé par YAMAUCHI Tokuryû, op. cit. Arnaud Villani l’aborde sous un autre angle dans PARMÉNIDE, Le poème. Nouvelle traduction par Arnaud Villani, avec la collaboration de Pierre Holzerny, suivi de Parménide ou la dénomination, par Arnaud VILLANI, Paris, Hermann, 2011.
[14] Sous l’angle de l’habiter, j’ai analysé cette question et détaillé ses expressions concrètes dans Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010.
[15] Pour une introduction à cette philosophie, Bernard STEVENS, Invitation à la philosophie japonaise. Autour de Nishida, Paris, CNRS, 2005.
[16] Sur ce thème, Augustin BERQUE (dir.) Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2000, 2 vol.
[17] Sur ce thème, Augustin BERQUE, « La chôra chez Platon », dans Thierry PAQUOT et Chris YOUNÈS, dir., Espace et lieu dans la pensée occidentale de Platon à Nietzsche, Paris, La Découverte, 2012, p. 13-27.
[18] « Sekai sensô wo hitei suru tame no (…) sekai sensô (…) eien no heiwa no tame 世界戦争を否定するための (…) 世界戦争 (…) 永遠の平和のため ». Nishida Kitarô zenshû (Œuvres complètes de Nishida Kitarô), Tokyo , Iwanami, 1966, vol. XI, p. 439.
[19] Du point de vue de l’architecture et de la ville, c’est ce que j’ai analysé dans Du geste à la cité. Formes urbaines et lien social au Japon, Paris, Gallimard, 1993.
[20] Pour ce qui suit, je reprends des passages de mon Écoumène, op. cit., largement inspirés de l’excellente synthèse de Jacques DEWITTE, « Monde et espace. La question de la spatialité chez Heidegger », p. 201-219 dans le collectif Le Temps et l’espace, Bruxelles, Ousia, 1992. Toutefois, je n’adopte pas toujours les traductions proposées par Dewitte pour les principaux concepts en jeu.
[21] Repris dans Martin HEIDEGGER, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 170-193.
[22] Saint-Gall, Erker Verlag.
[23] Essais et conférences, op. cit., p. 183 ; traduction d’André Préau (ce passage est extrait de Bauen wohnen denken). Italiques de Heidegger.
[24] Op. cit., pp. 182-183.
[25] Pour le fort sommaire exposé qui suit, je m’appuie sur divers articles du Trésor, dictionnaire des sciences, Paris, Flammarion, 1997, notamment « Courbure », p. 230-234 et « Relativité », p. 825-831.
[26] Selon l’expression du physicien américain John Wheeler, cité dans Le Trésor, p. 829.
[27] Hua shanshui xu 画山水序. On trouvera le texte chinois complet, avec traduction et commentaires, dans Hubert Delahaye, Les Premières peintures de paysage en Chine, aspects religieux, Paris, École française d’Extrême-Orient, 1981.
[28] Comme l’écrit le Laozi au chap. XLI (p. 44 dans l’édition Pléïade des Philosophes taoïstes, Paris, Gallimard, 1980). Liou Kia-Hway traduit ici « La grande image n’a pas de forme ». L’édition japonaise, par OGAWA Kanju (Rôshi, Tokyo, Iwanami, 1973, p. 85) traduit Ôi naru katachi ni ha (kore to iu) keijô ga nai大いなる象[かたち]には(これという)形状がない, ce qui équivaut à peu près à « la grande forme n’a pas de forme (particulière) ».
[29] On lira sur ce thème François JULLIEN, La Grande Image n’a pas de forme, ou du non-objet par la peinture, Paris, Seuil, 2003.
[30] Qui y consacre de longs développements dans Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude, Paris, Gallimard, 1992 (Die Grundbegriffe der Metaphysik, 1983).
[31] Il faut lire à ce sujet PARMÉNIDE, Le poème. Nouvelle traduction par Arnaud Villani, avec la collaboration de Pierre Holzerny, suivi de Parménide ou la dénomination, par Arnaud VILLANI, Paris, Hermann, 2011.
[32] C’est l’idée fondatrice de la mésologie (l’étude des milieux) que j’invoque, dans le double sillage de l’Umweltlehre d’Uexküll (1864-1944) et de la fûdogaku de Watsuji (1889-1960). Sur ce thème, v. Écoumène, op. cit. ; Histoire de l’habitat idéal, op. cit. ; Thinking through landscape, Abingdon, Routledge, 2013 ; ainsi que le site MÉSOLOGIQUES (mesologiques.fr).

Note sur l'auteur : né en 1942 à Rabat, géographe, orientaliste et philosophe, Augustin Berque est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Membre de l’Académie européenne, il a été en 2009 le premier occidental à recevoir le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie. 

Notes sur l'illustration (Y. Moreau) : le choix chronologique des oeuvres présentées a été privilégié sur son raccord direct au texte. La période 1840-1901 correspond à l'émergence dans les sciences d'un nouveau paradigme qui mettra fin au déterminisme classique et verra poindre l'intégration progressive de l'observateur dans l'expérience. A (par exemple l'objet étudié) et non-A (celui qui l'étudie) sont pris dans une "concrescence" et, donc, "co-suscités". Ce constat va introduire une indétermination fondamentale, posée en principe par Heisenberg (1927). Von Uexküll écrit son Incursions à travers les milieux des animaux et des êtres humains : un livre d'images de mondes invisibles en 1934.