mercredi 31 juillet 2013

Peut-on dépasser l’acosmie de la modernité ? / A. Berque

Self portrait at an early age Rembrandt
Self portrait at an early age
(Rembrandt, 1628-1629)
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Université de Corse, Corte, 11 juin 2013 / Séminaire Questions de mésologie, VII

Peut-on dépasser l’acosmie de la modernité ?

par Augustin Berque


§ 1.  Terre, monde, cosmos, univers
            Un ouvrage récent d’Henri Raynal est intitulé Ils ont décidé que l’univers ne les concernait pas[1]L’auteur y emploie le terme d’acosmisme pour dénoncer l’« autisme » de notre espèce, qui s’estime aujourd’hui dégagée de toute obligation de penser sa place dans l’univers, et de s’y tenir. Pour dire des choses assez voisines, je préfère employer le terme d’acosmie, qui a pour moi l’avantage d’évoquer l’anomie durkheimienne, c’est-à-dire l’effacement des valeurs, et les désordres qui s’ensuivent. Alors toutefois que l’anomie est sociale, l’acosmie concerne à la fois le social et le naturel.  Plus exactement, il s’agit de l’embrayage des valeurs humaines aux faits de la nature, auxquels la mésologie, contrairement au naturalisme (tels la sociobiologie ou Calliclès dans le Gorgias)[2], refuse de les réduire, mais aussi, contrairement au métabasisme contemporain (tel celui de la French theory, laquelle nous verrait volontiers planer dans l’azur sans plus de base terrestre), tient tout autant à les y fonder.
            Pour la mésologie en effet, d’un côté, il ne peut être question de réduire l’humain à la nature, parce que toute réalité humaine étant trajective, et le sujet humain lui-même étant trajectif comme sujet prédicat de soi-même, cette trajectivité comporte nécessairement l’assomption du fond naturel S en une dimension prédicative P, qui ne peut être réduite à S. La réalité, nécessairement, est S/P. En revanche, il ne peut non plus être question de réduire cette réalité S/P au seul prédicat P. Celui-ci ne peut jamais s’abstraire de son fondement dans S, contrairement à ce que voudrait le métabasisme, comme avant lui l’école de Kyôto (mais certes pas pour les mêmes raisons), à la suite de Nishida pour qui le prédicat est, à la lettre, « sans base » (mukitei 無基底).
            Si S est le sujet logique, la substance, le substrat, la Terre, la nature, alors qu’est-ce donc que P ? Pour le logicien, c’est ce qui est dit à propos de S. Pour la mésologie, c’est bien cela, mais pas seulement cela ; c’est d’abord ce que nous ressentons à propos de S, ce que nous en pensons, et ce que nous en faisons. La réalité S/P, c’est donc le lien qui s’établit entre S et P par les sens, par l’action, par la parole et par la pensée. Dans ce rapport, S prend un certain sens, qui est à la fois direction physique dans l’espace-temps, sensation charnelle, et signification mentale, exprimée par des mots. Par cette création de sens, à partir de S, advient la réalité de notre monde ; mais dans ce rapport, le monde est bien en position de prédicat P : c’est le jour sous lequel nous apparaît S.  Il est fait de l’ensemble des prédicats selon lesquels nous saisissons S, pour en faire la réalité S/P.
            Une vieille image illustrera ce rapport. Dans un de ses discours, Isocrate (-436/-338) emploie la formule suivante : hê gê hapasê hê hupo to kosmô keimenê, « toute la terre étendue sous le ciel »[3]. Hupo…keimenê : la terre est ici en position d’hupokeimenon (S) par rapport au ciel. Poursuivons la métaphore pendant qu’elle est vive : le ciel est donc ici en position de prédicat P, et couvre la terre-sujet comme le mâle couvre la femelle[4].
            Mais n’est-ce là qu’une métaphore ? Pour la mésologie, non : cela comprend la métaphore (image mentale et verbale), mais cela ne s’y borne pas. Cela concerne aussi la physique et la biologie. Du fait de notre bipédie, mais d’abord de la gravité, nous avons les pieds sur la terre, et la tête vers le ciel ; pas dans le sens inverse, ni, arbitrairement, dans tel sens ou tel autre. Les pieds nous soutiennent sur la terre, qui est là en en position de substrat (hupokeimenon) ; notre tête pense et parle, c’est-à-dire énonce là-dessus des prédicats, paroles qu’emporte le vent dans le ciel. Tout cela nous articule selon un certain milieu ; autrement dit, ce milieu-là : le nôtre, fait de nous l’articulation du ciel et de la terre. De là naissent les cosmologies humaines.
            En japonais, « milieu » se dit fûdo 風土. Dans ce mot, le premier sinogramme signifie d’abord le vent, mais aussi les mœurs, qui sont nos manières de vivre, de parler et d’agir. Il est ici en position de déterminant. Le second signifie la terre ; il est ici en position de déterminé. Cela veut dire que, sur la planète Terre, un milieu humain comprend nécessairement un sol substantiel (do : l’hupokeimenon S), mais – puisque nous existons – non moins nécessairement une certaine façon (fû  : le prédicat P) de déterminer ce sol par nos sens, nos pensées, nos paroles et nos actions, bref par nos mœurs ; « façon » qui, par le vent ( ), participe de l’insubstance du ciel (sora, mot qui s’écrit , sinogramme qui a aussi rendu le sanskrit śūnyatā : la vacuité bouddhique). De là naît la réalité S/P, qui est à la fois substance et insubstance ; c’est-à-dire trajection de l’une à l’autre, et de l’une en l’autre.
            Le ciel éclaire la terre sous un certain jour, qui varie d’une heure à l’autre, d’une saison à l’autre, d’un hémisphère à l’autre ; mais il y a aussi dans tout cela un ordre invariable, car l’impalpable voûte céleste a aussi la fermeté du firmament, qui retient les eaux d’en-dessus de rejoindre les eaux d’en-dessous (Genèse, 1, 6-8), et qui invariablement tourne autour de la Croix du Sud ou de la Polaire (du grec polein, tourner). Cet ordre cosmique soutient les milieux humains. Il en garantit la réalité. C’est pourquoi, en grec comme en latin, il porte un nom – kosmos, oumundus – qui veut dire à la fois le ciel, le monde, et la mise en ordre, celle des choses par le ménage ou celle du corps humain par la toilette, la bienséance et l’ornement ; spécialement la parure féminine, mundus muliebris, avec la cosmicité de ses cosmétiques. Mnémotechniquement, l’on pourra se souvenir que la parure (P) est en position de prédicat (P) par rapport à notre corps, sôma(S), qui est là en position d’hupokeimenon (S), de même que le monde (P) est en position de prédicat par rapport à la Terre (S) . C’est dire que prétendre que « l’habit ne fait pas le moine » est une position substantialiste ignorante de la trajectivité (S/P) des réalités humaines. C’est pourquoi aussi le souverain qui fait régner l’ordre ici-bas, le Fils du Ciel, était désigné en Chine par le caractère wang  , qui allie la terre () et le ciel () par un axe cosmique ; que le français roi ou le –rix de Vercingétorix viennent d’une racine indo-européenne reg que l’on retrouve dansrégularité ou dans droit ; ou qu’en Crète, au temps d’Aristote, le magistrat suprême s’appelait kosmos.
            La morale de tout cela est au cœur de la mésologie : l’ordre humain ne doit pas s’abstraire de l’ordre naturel ; eppur, comme eût dit Galilée, il ne doit pas s’y réduire. C’est qu’il est en position de prédicat par rapport à la nature : à la fois libre, et nécessairement fondé en nature par un lien cosmologique. Pourquoi ? Parce que c’est la nature qu’il interprète, pas le néant. Voilà ce qu’on peut lire dans les superlatifs dont Platon gratifie le kosmos dans les dernières lignes du Timée. Ils sont tous en effet l’expression de valeurs humaines :

« Ayant admis en lui-même tous les êtres mortels et immortels, vivant visible qui enveloppe tous les vivants visibles, dieu sensible formé à la ressemblance du dieu intelligible, très grand, très bon, très beau et très accompli (megistos kai aristos kallistos te kai teleôtatos), le monde (kosmos) est né : c’est le ciel (ouranos), qui est un et seul de sa race ».
           
            C’est là une profession de foi – la foi d’un être humain en l’adéquation de son Umwelt (S/P) à ce qu’il est lui-même, et réciproquement. Nous en sommes tous là, nous autres humains, mais aussi nous autres vivants tous autant que nous sommes, des bactéries à chacun d’entre les humains : la réalité qui nous entoure participe de notre être même, car c’est nous qui par nos sens, nos pensées, nos paroles et nos actions, la prédiquons en ce qui est notre monde.
            Mais alors, que se passe-t-il quand la modernité fait du monde un univers neutre et objectal ? L’en-soi d’une Umgebung (S) déconnectée, en droit sinon en fait, de tout prédicat humain, voire simplement vivant ?
           Il se passe une décosmisation, qui tend à priver nos valeurs de tout fondement dans la nature, et dès lors à en faire des absurdités ; car ni le Bien, ni le Beau, ni le Vrai ne peuvent se fonder tautologiquement en eux-mêmes. Ils doivent l’être par référence à autre chose, comme il a été démontré par Gödel : « on ne peut construire de proposition énonçant la consistance d’un système S, telle que appartienne elle-même à »[5]. Autrement dit, contrairement à la vision courante et à ses dogmes, on ne peut pas fonder les valeurs dans les valeurs, la morale dans la morale, l’esthétique dans l’esthétique, la justice dans la justice, le signe dans le signe, ni même la physique dans la physique ! Ce qui n’est certes pas un mince problème[6]…

§ 2. L’acosmie
A monk with a book Titian
A monk with a book (Titian, 1550)
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Dans Fûdo, Watsuji emploie le concept de jikohakkensei[7], la découvrance-de-soi dans le milieu environnant, autrement dit ces repères fondateurs que l’ek-sistence vers le monde procure à l’être, nous assurant de la sorte que nous sommes bien au monde et que nous sommes bien nous-mêmes. Une version maladive de cette découvrance a été rendue célèbre par une nouvelle de Maupassant, Le Horla :

« Or, ayant dormi environ quarante minutes, je rouvris les yeux sans faire un mouvement, réveillé par je ne sais quelle émotion confuse et bizarre. Je ne vis rien d’abord, puis, tout à coup, il me sembla qu’une page du livre resté ouvert sur ma table venait de tourner toute seule. Aucun souffle d’air n’était entré par ma fenêtre. Je fus surpris et j’attendis. Au bout de quatre minutes environ, je vis, je vis, oui, je vis de mes yeux une autre page se soulever et se rabattre sur la précédente, comme si un doigt l’eût feuilletée. Mon fauteuil était vide, semblait vide ; mais je compris qu’il était là, lui, assis à ma place, et qu’il lisait »[8].   

            Le narrateur, devenu invisible à lui-même, s’affole de voir les choses exister sans lui. Pour ainsi dire, il n’a plus son corps animal, mais seulement son corps médial : sa table, sa fenêtre,son fauteuil… mais c’est lui qui n’est plus là : un autre a pris sa place, le Horla, sorte d’être-là privé de son propre foyer.
            Dans la nouvelle de Maupassant, cette découvrance de soi comme Horla se termine en folie furieuse. On pourrait y lire un reflet inversé de ce qui arrive au TOM, dont le manque-à-être, c’est au contraire d’avoir perdu son corps médial, perdu son propre monde et de s’y sentir désormais comme égaré, privé de repères. Ce hors-là, ce hors-lieu d’un cogito qui ne peut même plus se prévaloir d’une âme, telle est l’acosmie.
            Est-ce là dire que nous sommes fous furieux ?
            Non, mais que le monde nous échappe. Il nous échappe parce que le mécanicisme en a fait une machine, l’Appareil, et que, de plus en plus, cette mécanique tend à ne suivre que sa propre règle de machine : remplacer la saveur du monde par la seule fonctionnalité de ses propres foncteurs. Nous sommes encore là, heureusement, et capables de reprendre les choses en main ; mais pas toujours, et pas toujours à temps. Comme exemple de reprise en main, il y a eu le rejet du diktat « il faut adapter Paris à l’automobile », c’est-à-dire à un système mécanique. Aujourd’hui, on pense plus sainement qu’une ville doit plutôt être adaptée à la vie humaine. Mais l’Appareil n’est pas toujours aussi grossièrement mécanique ; il peut être bien plus subtil, parce que c’est justement sous le prédicat « vie humaine » qu’il se cache. Or la « vie humaine » n’existe pas en soi ; elle ne sera jamais que ce que nous en faisons, nous, sujets prédicats de nous-mêmes.
            En somme, ledit « Appareil », serait-il une expression de nous-mêmes ?
            Effectivement, puisque c’est un aspect de notre corps médial. C’est le côté mécanique de cette moitié de notre être, celui qui, sous couvert de nous faciliter la vie, nous la dévore pour fonctionner lui-même. C’est notre Horla, qui vit à nos dépens sa vie de machine, c’est-à-dire cette « vie mouvante en elle-même de ce qui est mort », sich in sich bewegendes Leben des Toten comme disait Hegel à propos de l’argent et de l’aliénation du monde des marchandises[9].
            Ce n’est pas là qu’une image, c’est très concrètement l’acosmie. Voyez cette réclame pour le 4x4 Pathfinder de Nissan, qui courait les revues en 2006 : on y fait valoir que cette machine, destinée à vous vendre le jeu de « la grande nature », comporte des écrans vidéo dans les appuie-tête avant. Comme ça, vos enfants pourront jouer à leurs jeux vidéo, ou voir Batman mettre de l’ordre dans Gotham City, pendant que vous prouvez à la nature que vous l’aimez, puisque vous lui roulez dedans avec votre 4x4.
            Il est vrai que ce « Vous aimez la nature ? Prouvez-le lui ! », c’était une autre pub, diffusée pour le 4x4 Pajero de Mitsubishi à l’automne 2004 ; mais c’est pareil, c’est dans l’Appareil, et ça consiste d’abord à interposer de la mécanique entre notre corps et la Terre, ou entre notre corps et le monde, puisque c’est en tant que monde (P) que nous apparaît la Terre (S). Il y a bien décosmisation – « privation de monde », comme dit Frank Fischbach, Entweltlichung comme disait Heidegger. Pour Fischbach, cette privation de monde est l’état normal du sujet moderne :

«  Je prétends que le sujet est en réalité fait pour être pensé séparément du monde ; donc que la séparation du sujet à l’égard du monde n’est pas un état pathologique du sujet dont il faudrait le sortir ou le guérir, que l’absence de monde n’est pas un accident qui arriverait malencontreusement au sujet, mais que c’est son état normal. (…) La privation de monde est constitutive du sujet. (…)  Notre problème aujourd’hui n’est pas que le sujet soit nié, mais qu’au contraire il soit amené à devoir s’affirmer dans des proportions extravagantes »[10].

           Effectivement, la logique foncière de la modernité, c’est de substituer à la trajection S/P (S en tant que P, Terre en tant que monde), qui est cosmisante, la juxtaposition acosmique de deux sujets qui, n’ayant plus rien de commun, s’absolutisent séparément : l’un qui est le cogito, l’autre qui est l’objet (i.e. le sujet logique).  Le premier désormais ne relève plus que de son propre arbitraire, le second du hasard ou de la nécessité mécanique ; il n’y a plus aucune place pour la contingence d’une histoire commune, qui les unirait dans un milieu commun. 
            Cette fin de l’histoire et cette fin du milieu par absolutisation du sujet, c’est la décosmisation. Il suffit d’ouvrir les yeux pour la voir dans le paysage, ou dans les carnets de nos architectes. Par exemple, ces barres gigantesques que Le Corbusier avait imaginé d’édifier, l’une sur les hauteurs d’Alger, l’autre à la place de la gare d’Orsay (aujourd’hui le musée d’Orsay, à Paris) : ces pures métaphores de son ego (S), et ipso facto ces purs objets (S), se répètent mécaniquement à 1375 km de distance à vol d’oiseau, c’est-à-dire sans aucun rapport ni avec le milieu, ni avec l’histoire. Totalement acosmiques, et ravageusement décosmisantes aussi bien pour l’histoire que pour le milieu où, en pratique, elles auraient néanmoins dû s’implanter. Heureusement qu’on ne l’a pas fait, en l’occurrence ; mais à diverses échelles, on voit aujourd’hui cela partout sur la Terre.  
            L’acosmie étant par définition sans ordre, il est impossible de la saisir dans un certain ordre. On ne peut qu’en relever des exemples, qui du moins se ramènent tous au même principe : l’ek-sistence opiniâtre du topos ontologique moderne (le TOM) hors de son milieu et de l’histoire qui l’y a produit (car en réalité, il y existe quand même). Ainsi, par exemple :
- Item, fin de la composition urbaine, qui était composition des formes avec les autres formes et composition des gens avec autrui.  Désormais, à chacun son propre geste, architectural ou autre !
- Item, exaltation de la rupture, comme dans les petits papiers surréalistes ou la cacomorphie[11] de la ville contemporaine. On en pourrait trouver l’inverse dans les « poèmes en chaîne » (renga) ou les jardins-promenades de la tradition nippone, dont l’idéal était, comme l’a écrit Watsuji, de « maintenir l’harmonie dans le changement »[12].
- Item, l’uniformisation dans la mondialisation, qui est tout le contraire de la composition et de l’harmonie dans la différence. Ça, c’est non seulement du tue-paysage, du shafengjing 殺風景comme disait Li Shangyin (813-859)[13], mais c’est du tue-milieu, du sappûdo殺風土, comme Watsuji l’aurait sans doute écrit s’il vivait encore.
- Item, le mouvement brownien des « amis » sur la Toile, dont la rencontre aléatoire ne peut désormais relever que de la stochastique, non d’un milieu de vie quelconque.
- La transformation progressive de la suburbe en une juxtaposition d’espaces privés (mails [prononcé ‘maj’, faut-il aujourd’hui préciser] commerciaux remplaçant la rue, etc.). Le TOM, comme le raille le sociologue japonais Miura Atsushi, n’est plus un citoyen (shimin 市民), c’est un particulier (shimin 私民)[14].
- Item, la montée des inégalités dans tous les pays riches, comme entre les pays : si le TOM, historiquement, a revendiqué et obtenu l’égalité en droit, ce qui le libérait symboliquement de tout corps médial, il s’accommode à merveille des inégalités de fait. Pas de corps médial, pas de souci pour autrui !
- Item, l’idéal que se sont donné les techniques managériales : atomiser les collectifs, diviser, individualiser, insécuriser, précariser systématiquement les salariés[15]. Il est vrai que divide ut regnes, « divise pour régner », c’est un vieux principe ; mais c’est avec le TOM que ça marche le mieux.
-  Item, le rêve du clonage : l’itération de soi-même, sans plus passer par personne, voilà qui serait super ! Idéal pour le TOM.
- Item, plus idéal encore : éterniser le TOM, comme y travaille cet informaticien biologiste de Cambridge, Aubrey de Grey, pour qui « les deux instincts les plus fondamentaux de tous les êtres vivants sont la survie et la transmission de leur ADN »[16], mais le premier l’emportant clairement sur le second, ce qui l’a conduit, avec sa femme Adeline, à ne pas avoir d’enfants. Sûr qu’on est bien mieux TOM sans marmaille, i.e. sans partager son ADN, en le gardant bien pour soi !
- Item, symétriquement, dans le programme Snowflakes, qui œuvre pour la cryo-conservation des embryons surnuméraires dans la fécondation in vitro, le TOM est déjà lui-même dès les premières cellules : « Un embryon a 46 chromosomes, c’est un être humain complet », comme le confie à Marie-Claire Mrs Meredith, mère d’une petite Ella qui « était composée de huit cellules et n’avait que trois jours quand elle a été congelée ». Pas de doute sur cette ipséité, puisque « C’est Dieu qui nous a mis sur cette voie »[17] !
- Item, l’inversion ludique des marquages, tatouages et perçages divers qui, dans les sociétés traditionnelles, étaient à la lettre un kosmos : avec le TOM, ils sont devenus le démarquage du corps animal individuel hors des mœurs du corps médial (il est vrai qu’ils manifestent, ipso facto, leur appartenance à des « tribus » maffesoliennes)[18].
- Item, l’inflation, à l’oral, des « un peu » et « un petit peu », ou des guillemets à l’écrit, voire à l’oral dans la mimique anglo : c’est que le TOM doit marquer son déconcernement, saTeilnahmlosigkeit comme dirait Honneth[19]. C’est le temps de la zappe, le temps de la glisse : on ne prend plus part au monde, on est dans le détachement de la Kontemplation, au second degré
            L’acosmie, on voit donc ce que c’est : le contraire de la cosmicité. Maintenant, qu’est-ce donc que la cosmicité, et en quoi cela serait-il serait possible aujourd’hui ?

§ 3. Cosmicité, 1 : de corps en monde, et de monde en corps
          
Portrait of a Native Puebla Woman
Portrait of a Native Puebla Woman
(anonyme, non daté)
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Toute société humaine interprète nécessairement le monde, pour en faire son monde. Cette interprétation est une cosmologie, à savoir un dire (logos) à propos du monde (kosmos), dans lequel, trajectivement, l’objet du propos (S) et le propos lui-même (P) deviennent une seule et même réalité (S/P) : la réalité du monde, et pas un.e autre. L’anthropologie et l’histoire nous en donnent divers exemples ; mais ce sont là des sciences modernes, qui à ce titre participent de l’objectification de l’Umwelt en Umgebung, ou postmodernes, qui à ce titre déconstruisent touteUmgebung pour considérer qu’en fin de compte, tout n’est que construction de la réalité, autrement dit que tout ne serait qu’Umwelt, voire, à la manière nishidienne, un pur prédicat. En ce sens, les cosmologies ne seraient, toujours et à jamais, que des cosmo-logies : de simples dires, tous différents et tous au fond équivalents.
            Telle me semble être par exemple la vision de Philippe Descola dans Par-delà nature et culture[20], qui dans son « carré ontologique » place le « naturalisme », où il classe la modernité, sur le même plan que le totémisme, l’animisme et l’analogisme. Or du point de vue de la mésologie, la modernité a ceci en propre que, à la différence des trois autres ontologies, elle prive le sujet (S) de monde, alors que celles-ci l’intègrent justement à un monde, et réciproquement. Corrélativement, la modernité a saisi l’objet (autre S, mais par principe découplé du premier) à un degré de maîtrise cognitive et matérielle incommensurable aux autres ontologies ; mais cela au prix d’une forclusion qui fait du TOM, par son manque-à-être, un infirme ontologique également exceptionnel parmi les autres humains.
            C’est dire que, pour la mésologie, la vision moderne n’est pas équivalente aux autres. On ne peut la mettre sur le même plan intemporel, car c’est une phase de l’évolution humaine qui leur succède et s’y impose, mais qui par son historicité même est destinée à ce que d’autres visions la dépassent.
            Comme on vient de le voir,  la modernité se caractérise par une décosmisation, c’est-à-dire une perte de cosmicité. C’est donc antérieurement à l’établissement du paradigme occidental moderne qu’il faut remonter pour voir de belles formes de cosmicité. Nous allons le faire dans un premier temps, puis nous demander si quelque forme de cosmicité nouvelle ne serait pas en train de supplanter l’acosmie moderne.
            Du point de vue mésologique, une cosmologie met en rapport (logos) le monde (kosmos) et notre propre existence ; c’est donc, explicitement ou implicitement, une onto-cosmo-logie. La cosmologie contemporaine, par exemple, est une astrophysique où l’Univers est en principe un pur objet, ce qui non seulement ne fait que refléter le dualisme moderne (autrement dit notre ontologie), mais pâtit régulièrement de théories qui, refocalisant cette Umgebung sur notre propre existence, en font derechef – mais sans le savoir, donc irrationnellement – une Umwelt ; ainsi le « principe anthropique » (où l’effet devient la cause), et son compère le « dessein intelligent » (qui est un créationnisme déguisé). 
            Ce sont là des versions actuelles de l’émerveillement que Platon manifestait, dans le Timée, devant l’adéquation du kosmos à sa propre conception de l’être (§ 16) ; ce qui fait de ce texte une explicite ontocosmologie. L’on en connaît le principe : l’être absolu (eidos, idea), hors du temps et de l’espace, projette son reflet dans le milieu (chôra) et dans l’histoire, où celui-ci devient l’être relatif (genesis). Cette projection de l’être est, du même coup, organisation du monde (kosmos) ; d’où l’adéquation réciproque de la genesis et du kosmos.
            Certes, ce résumé brutalise dans mon propre sens un texte que l’on n’a pas fini de gloser depuis plus de deux millénaires ; mais sans entrer ici dans les détails[21], soulignons que cette mise en rapport de l’être et du monde fait du Timée le parangon de toute cosmologie. Et comme toute cosmologie, celle-ci est typée culturellement : la transcendance de l’idea, qui se démarque du monde sensible par une « séparation » (chôrismos), fera bon ménage avec l’Être absolu du christianisme, avant d’engendrer le cogito.
            Les cosmologies traditionnelles étant ainsi toutes culturellement typées, il serait ici hors de propos d’en tenter un tableau ; le livre de Descola cité plus haut nous en donne à coup sûr l’un des meilleurs possibles. Dégageons plutôt d’emblée un principe. Du point de vue de la mésologie, toute cosmologie incarne, de manière ou d’autre, le mouvement de la trajection ; c’est-à-dire en somme, dans la chaîne trajective (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’…, l’assomption de S en P, et l’hypostase de P en S’ (qui est le S/P précédent, mais en position de S par rapport à P’). En l’occurrence, il s’agit de la mise en correspondance du microcosme (le corps humain) et du macrocosme (le monde) : le monde (S) en tant que corps (P), le corps (S) en tant que monde (P) ; ce qui n’est autre que le double mouvement de l’existence : ek-sistence-vers (du corps propre vers le monde) et ek-sistence-hors (du monde vers le corps propre). Autrement dit, la trajection est ici un va-et-vient, à la fois cosmisation du corps et somatisation[22] du monde.
            Nos langues ont gardé la trace de cette dimension à la fois charnelle et cosmique de l’existence humaine. Le mot femme vient de la racine indo-européenne dhe (sucer), qui a donné entre autres le grec tithênê, nourrice (c’est ainsi que Platon qualifie la chôra, milieu de l’être relatif), l’anglais tit (nichon), le français fœtus, fils/fille, foin, fenouil, félicité … En somme, telle une femme, le milieu (la chôra) donne le sein à l’être relatif (la genesis), qui s’en trouve bien aise ! Homme quant à lui vient de la racine khem, qui a donné le grec chthôn (terre, d’où notre « autochtone », i.e. né de la terre même), le latin humus (même sens), d’où le français humble, humilier, inhumer, humain, humanité… Terrestres nous sommes, et en terre finirons, après nous être dressés quelque temps vers le ciel !
            Le premier homme selon la Bible, Adam, incarne cette cosmicité. Son nom veut dire « terre » en hébreu (‘adamah), la glaise dont Dieu l’a pétri, et c’est le souffle divin qui lui a donné vie et âme (en latin anima, mot apparenté au grec anemos, vent). Le « souffle » (en hébreu ru’ah, en grec pneuma, en latin spiritus), avant cette animation de l’humus en humain, n’avait pas de but : « la terre était vide et vague, les ténèbres couvraient l’abîme, un vent de Dieu tournoyait sur les eaux » (Genèse, 1, 2). L’humain, c’est donc l’incarnation d’un but : l’alliance cosmique de la terre et du ciel par le vent, par le souffle, par la voix, par la parole… Dès lors on n’est plus loin du Prologue johannique : En archê ên ho Logos – In principio erat Verbum...
         Le principe anthropique, l’intelligent design ne sont que des formulations plus récentes de la même vision biblique : c’est par l’humain que se noue le cosmos. En somme, Adam est une version monothéiste et anthropocentrique[23] de ce qui en japonais, par élision-implication de la subjectité humaine, se dit « vent-terre » : fûdo 風土, un milieu humain.
            Au demeurant, ce n’est pas en Occident que le souffle cosmique a joué le plus grand rôle, mais en Chine, avec la notion de qi . Ce sinogramme est à l’origine un pictogramme imitant les volutes de vapeur issant de la respiration ou de quelque phénomène naturel. Il implique la vie, celle du corps propre et celle de la nature alentour. Le qi est donc à la fois souffle vital et souffle cosmique. De la physique à la médecine et à la métaphysique, sans parler de l’esthétique, cette notion traverse l’histoire de la civilisation chinoise, qui en a fait un concept sui generis, comprenant énergie matérielle, énergie spirituelle et vitalité ; autrement dit, intégrant la matière, la vie et l’esprit.  L’on pourrait aller jusqu’à dire que c’est un homologue, certes extrêmement oriental, de ce qu’aura été le logos dans le monde occidental[24]. La parole n’est-elle pas un souffle[25] ?
            Cette structuration du monde par le qi est par essence cosmologique. Plus : elle est  cosmophanique, car elle se donne à voir directement dans le paysage par le fengshui[26], que l’on peut définir comme une écomancie, cosmisant l’étendue en tant que circulation du qi et en fonction de l’existence humaine. Ce qui est sans doute en langue française la meilleure introduction au fengshui, le petit livre de Frédéric Obringer, Fengshui. L’art d’habiter la terre[27], écrit dans ses premières lignes :

« Saisir la respiration des montagnes, repérer le bon mariage de l’eau et du vent pour que vivants et morts puissent habiter la terre avec bonheur, ou du moins sans trop de désagrément, voilà le but que se fixe l’art de la géomancie (fengshui) en Chine. L’idée est simple et forte, sa réalisation complexe et incertaine. Depuis l’Antiquité, villes et campagnes chinoises sont scrutées, modelées, remodelées, pour que les âmes des morts trouvent un lieu de repos et qu’elles se montrent ainsi pleines de bienveillance pour ceux qui vivent encore ; en même temps, hommes et femmes ont tenté de construire leur maison, leur temple, leur palais, de telle façon qu’en accord avec l’organisation générale de l’univers, ces lieux leur deviennent également bénéfiques. (…)
   Un regard superficiel, surtout au vu de certaines clowneries médiatiques, pourrait nous inciter à prendre le fengshui pour une vieillerie sans fondement, qu’il faudrait laisser aux amateurs d’exotisme douteux. Mais nous oublierions alors à quel point le peuple chinois dans son ensemble est imprégné par cet art, qui, depuis des siècles sinon des millénaires, lui fait voir le monde, apprécier le bonheur et supporter le malheur, quelque esprit critique il puisse parfois manifester à son égard ».

            Après avoir été réprimé comme superstition par le maoïsme, le fengshui est revenu en force, et connaît même une belle faveur en Occident[28]. La conjoncture s’y prête en effet, avec l’impasse écologique de la civilisation contemporaine. Une étude comparative récente note que la vogue du fengshui en Chine depuis les années soixante-dix a fini par y susciter un courant de recherches dont la problématique centrale vise le dualisme et le matérialisme modernes. Le qi se situe en effet à la charnière même de ce qu’ils ont séparé :

« Dans la présente conjoncture, la demande croît pour que soit dépassé le dualisme occidental, cette pensée qui jusqu’ici a fait de l’homme un être tout puissant, et pour lui substituer un monisme plaidant pour l’harmonie entre l’homme et la nature, en reconsidérant la vision du monde orientale, qui rapproche l’esprit et le corps. D’où l’attention portée au qi, qui en est le concept central »[29].  

            Le problème est là justement. Sans parler des charlataneries dont regorge la pratique du fengshui, l’on ne pourra se contenter en la matière de répudier le dualisme moderne pour son contraire – un monisme qui en fin de compte se ramènerait à une mystique à la New Age, en somme à une absolutisation de P au lieu de S. La tendance est manifeste dans la tradition du fengshui, qui en aurait parfois de curieuses résonances chrétiennes ; telle l’expression « boire les formes, prendre les espèces[30] » ! Rien à voir avec la Cène, of course ;  il s’agit d’assimiler le relief à des types reconnaissables, en tant que scènes de la vie plus ou moins quotidienne : « lion jouant à la balle », « vieux pêcheur jetant son filet », « araignée tissant sa toile », « immortel reflété dans un miroir », « cinq tigres attrapant un mouton », etc[31]. Le relief devient ainsi proprement une légende (legenda : ce que l’on doit lire). Face à l’environnement, l’en-tant-que prédicatif (P) se substitue ici à l’approche physicienne (visant S). Cela équivaut au culbutage de la logique du sujet aristotélicienne par la logique du prédicat nishidienne. Certes, dans le fengshui, il n’y a pas que la « méthode de la forme[32] », laquelle est visible, il y a aussi la « méthode du principe[33] », lequel est invisible ; mais malgré ses magnifiques boussoles, qui sont de véritables cosmologes – des appareils à dire le cosmos –, le fengshui n’est pas une physique ; c’est une humanisation radicale des phénomènes naturels. Témoin cet extrait  d’un traité de fengshui de l’époque Tang, à propos du magnétisme terrestre :

« La force magnétique est empreinte du principe maternel, et l’aiguille a été faite à partir du fer en le blessant. Comme ils sont respectivement de nature maternelle et filiale, ils communiquent en se répondant, et tendent à recouver leur complétude première en guérissant la blessure initiale »[34].

            Certes, on est alors à l’époque de Charlemagne ; mais depuis, le fengshui n’a pas connu de révolution copernicienne. Hormis les détails, son esprit est resté le même. En ce sens, il est essentiellement prémoderne ; et c’est de cela qu’aujourd’hui nous ne pouvons pas nous satisfaire. En matière de cosmologie, la modernité, il faut la dépasser, pas l’ignorer.

§ 4. Cosmicité, 2 : au delà de l’acosmie
            
Portrait of Sándor Petőfi Miklós Barabás
Portrait of Sándor Petőfi
(Miklós Barabás, 1848)
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Toute chose prenant être à partir de ce qui n’est pas elle – et réciproquement – , il en va de même avec le cosmos : la tradition nous enseigne que c’est à partir du chaos qu’il s’instaure. En l’occurrence, il s’agirait de voir en quoi c’est de l’acosmie que pourrait naître une cosmicité nouvelle. Une telle vue suppose qu’il y ait quelque part une charnière, un seuil ou une phase, en somme une limite en deçà ou au delà de quoi règne ou l’ordre ou le désordre. L’histoire et l’anthropologie nous montrent qu’effectivement, les mondes humains ont été structurés par de telles limites. Sans aller trop loin dans le passé ou dans l’exotique, généralement, ç’aura été la limite entre l’espace sauvage et l’espace cultivé – cultivé d’abord par l’agriculture, la limite cosmogénétique devenant alors la lisière de la forêt, puis cultivé par l’écriture, la limite génératrice devenant alors la muraille de la ville[35]. Plus généralement encore – et c’est de là que vient notre notion même de monde (mundus, kosmos) –, ç’aura été la distinction entre ce qui est monde et ce qui ne l’est pas, c’est-à-dire l’immonde. Mais cette distinction-là, d’où vient-elle ?
            Souvenons-nous du premier humain, Adam. Il est fait de terre, et en terre il retournera, mais durant sa vie, c’est d’un souffle divin qu’il est animé, et c’est vers le ciel qu’il se dresse. De cette vieille image, rapprochons maintenant ce propos de l’un des plus grands paysagistes contemporains, Michel Corajoud : le paysage, c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent[36] ; ajoutons-y ces deux sinogrammes : 開闢, qui se lisent kaipi et ont le double sens de défrichement d’un terrain inculte, ou d’ouverture initiale du monde par séparation du ciel et de la terre ; et, sans oublier tout ce qui précède, terminons par ce que nous dit la dernière phrase du Timée : le monde (kosmos), c’est le ciel (ouranos). Puis, comme avec ces cribles (plokana) auxquels Platon compare lachôra[37], secouons ce chaotique amas, pour en tamiser l’amorce de mise en ordre suivante : 

                                   MONDE           HUMAIN        IMMONDE
                                   ciel                     paysage             terre
                                   esprit animant    chair vive         matière morte
                                   pur                     purifiable          impur
                                   insubstance        réalité               substance
                                   vers le haut        ici                     vers le bas
                                   ce vers quoi        maintenant      ce à partir de quoi
                                   ouverture           seuil                 clôture
                                   libération           existence          attachement           
                                   assomption         trajectivité        hypostase
                                   P                         S/P                 S     

            Ce n’est là bien sûr qu’une certaine perspective, mais élaborons-la un peu. D’autres seraient possibles, notamment suivant le sens et la position qu’on donne à « monde ». Par exemple, certains parleraient de « monde souterrain », ce que les Romains appelaient inferni, « les enfers » (d’infer, « qui est au dessous »), ou d’autres de « ce bas monde », bas puisque c’est celui de la Chute. Les mêmes, ou d’autres, envisageraient aussi un « monde supérieur », voire céleste. Ici, je m’en tiendrai à la rassurante coincidentia oppositorum entre Platon, champion de la transcendance de l’être absolu, pour lequel kosmos (monde) = ouranos (ciel), et Nishida, champion de l’immanence du néant absolu, pour lequel sekai  (monde) = mu (néant), alias le vide bouddhique, kû , sinogramme qui lu sora veut dire le ciel. Pour ces deux maîtres à penser, donc, le monde, c’est le ciel.
            Bien entendu, ces images ne suffisent pas ; c’est pourquoi les trois colonnes ci-dessus ont plusieurs tronçons, mettant en rapport plusieurs ordres d’idée. Ce rapport est assez consistant, et assez pluridimensionnel, pour qu’on ne se contente pas d’y voir une simple métaphore. Il y a là quelque chose qui fait sens, un sens cosmique traversant les siècles et les cultures. Tout cela tient évidemment à la constitution même de l’humain, ce bipède au gros cerveau possédant le langage, avec ses mots qui volent. La station debout lui a donné l’axe, les termes et l’orientation essentiels de tout monde humain : la terre ferme, le ciel intangible, leur rapport vertical durant la vie et leur jointure au bout de ce monde, à l’horizontale de l’horizon dans l’espace et celle des morts dans le temps. C’est là que s’enracinent toutes les métaphores de toutes les cultures : la métaphore première, celle qui fonde toutes les « métaphores primaires » de notre chair, et par delà, toutes celles de notre esprit[38]. C’est donc sur cette assise que nous pouvons tenter de bâtir la proposition d’une cosmicité nouvelle, au delà des apories de la modernité. Mais auparavant, invoquons la mémoire du plus célèbre philosophe du siècle passé : 
            Parmi lesdites métaphores, l’une des plus profondes est en effet celle que Heidegger a déployée dans son œuvre, en particulier dans l’Origine de l’œuvre d’art. Elle rejoint significativement le double sens des sinogrammes que l’on vient de voir : l’ouverture de la forêt par le défrichement, donnant naissance à la « clairière » (Lichtung), et l’ouverture du monde par la séparation du ciel et de la terre. C’est la double métaphore du déploiement de l’être – de cet être weltbildend, formateur de monde, qui est le nôtre. Tel le passage fameux :

Ce vers où l’œuvre se retire, et ce qu’elle fait ressortir par ce retrait, nous l’avons nommé la terre. Elle est ce qui, ressortant, reprend en son sein (das Hervorkommende-Bergende). […] Installant un monde, l’œuvre fait venir la terre (Indem das Werk eine Welt aufstellt, stellt es die Erde her). […] L’œuvre porte et maintient la terre elle-même dans l’ouvert d’un monde. L’œuvre libère la terre pour qu’elle soit une terre[39].

            Du point de vue de la mésologie, cette métaphore peut s’interpréter comme suit. Au delà de l’œuvre d’art, à quoi s’en tient généralement le lettré, voire le petit-bourgeois que Bourdieu a moqué en Heidegger[40], l’œuvre humaine est foncièrement celle qui, à partir de la Terre (la planète, la biosphère), a déployé la demeure humaine : l’écoumène (hê oikoumenê, « l’habitée »), ensemble des milieux humains[41], par trajection du substrat (S : la Terre) en un certain prédicat (P : tel ou tel monde). Cette trajection est bien une ouverture de monde – une cosmophanie : l’apparaître d’un monde, par émergence de l’être à un niveau supérieur (tra-, trans). Dans le petit monde de l’art moderne, c’est par exemple ce qui s’est passé quand Marcel Duchamp a retourné un urinoir en Fontaine. À l’échelle de l’écoumène, cependant, cette assomption de la Terre en tant que monde n’est pas qu’une manière de voir, une private joke pour les snobs, ni même seulement une Weltanschauung ; elle s’appuie d’abord sur un immense travail physique, au premier chef les défrichements néolithiques d’où sont issues nos campagnes. Le travail en effet, comme Marx le soulignait dans les Manuscrits de 1844, Hegel en a saisi l’essence en montrant qu’il a humanisé la nature, faisant ainsi passer le sujet dans l’objet, et, du même élan, produisant le sujet humain par lui-même, historiquement, de par l’objectivité de son œuvre[42] ; ce qui, en termes mésologiques, est bien une trajection – la trajection essentielle, celle qui fait mutuellement émerger l’être humain et son milieu, l’écoumène. Rappelons que rural vient d’une racine indo-européenne, REUOS, qui signifie « espace libre ». La même racine a donné l’allemand Raum, espace. L’idée heideggérienne de « spaciation », Räumung, dérive sans doute de cette image, et y rejoint la Lichtung.  Or assumer S en tant que P, la Terre en tant que monde, ne la supprime jamais : cette ouverture, ce défrichement, cet apparaître (hervorkommen) de S en tant que P n’est possible que du fait même que S dissimule (birgt) à jamais un en-soi qui se referme à P du fait même que P se déploie comme tel. Le monde, pour être monde, a besoin de cette altérité, puisqu’elle le fonde. Il y a ainsi toujours, entre S et P, ce « litige » (Streit) que Heidegger voit entre la terre et le monde. C’est, indéfiniment, pour qu’elle soit une terre que le monde libère la terre de ce qu’elle est elle-même, confite en son en-soi. L’œuvre d’art en est le symbole, et l’écoumène la réalité.
            Rassurons-nous : je ne prétends pas dire ce que veut dire Heidegger pour le ramener à la mésologie, je prétends seulement que la manière dont il le dit sert mon propos ; à savoir que l’obscurité voulue de ses images permet opportunément de les traduire en termes mésologiques, procurant ainsi une dimension cosmique au procès trajectif d’assomptions et d’hypostases qui, en ourobore, fait la réalité des milieux humains. En somme, ce qu’il appelle Streit équivaut à l’oblique / du rapport entre S et P ; que si l’on revient aux trois colonnes qui précèdent, on voit que c’est un paysage.
            N’est-ce pas dire que la cosmicité, comme l’acosmie, se jouent dans le paysage[43] ?






[1] Paris, Klincksieck, 2012.
[2] À propos de la justice, Calliclès opposait à Socrate que, dans la cité comme dans la nature, c’est au fort à commander au faible. Might is right ! La sociobiologie, quant à elle, entend réduire le social au biologique.
[3] Référencé Oratores attici 78 par le Dictionnaire grec-français d’Antoine Bailly, Paris, Hachette, 1950, entrée kosmos.
[4] Pour la philosophie médiévale, le sujet sera effectivement de sexe féminin, et le prédicat masculin. V. Alain de Lille [1120-1202 ou 1203], La plainte de Natura (De planctu naturae), traduit du latin et commenté par Yves Delègue, Grenoble, Jérôme Millon, 2013, p. 83 : « Parmi ceux qui appliquent la grammaire de Vénus (…) [i]l y en a qui, prenant la fonction du sujet, ignorent le prédicat, d’autres qui se contentant du prédicat, ne se prêtent nullement à la soumission légale du terme sujet », etibid., note 2 : « (…) au couple subjectum / praedicatum, employé d’abord par les grammairiens, se substitue dans la seconde moitié du XIIe siècle le couple suppositum / appositum (…) Alain n’est ni grammairine ni logicien, et en tant que poète il joue ici à son gré de ces termes techniques. Le texte impose que le prédicat désigne l’élément mâle du couple et que le sujet soit l’élément femelle (celui qui est ‘placé sous’ dans la position ‘légale’ du rapport sexuel (subjecti termini subjectionem legitimam) ». V. aussi p. 105, note 1 : « Le sujet (suppositum) dans toute phrase a la valeur du féminin parce qu’il est ‘placé sous’, tandis que le prédicat qui lui est joint (appositum) a celle du masculin. Manifestement, Alain fait allusion à la position dite ‘naturelle’ du coït. Le prédicat est l’homme parce que c’est lui qui, par sa semence, permet au substantif féminin de procréer le sens ».
[5] Je reprends ici la formulation simplifiée des théorèmes de Gödel par Jean-François GAUTIER, L’Univers existe-t-il ?, Arles, Actes Sud, 1994, p. 146.
[6] Du point de vue de la philosophie des sciences, on pourra en mesurer l’épaisseur avec Pierre KERSZBERG, La science dans le monde de la vie, Grenoble, Millon, 2012.
[7] 自己発見性, mot à mot « auto (jiko) découverte (hakken) –ité (sei) ».
[8] Guy de MAUPASSANT, Contes et nouvelles, vol. II, Paris, Gallimard, 1979, p. 931-932. Il s’agit ici de la deuxième version du Horla (1887).
[9] Dans la Realphilosophie, I, p. 240. Cité dans Kostas PAPAIOANNOU, Hegel et Marx : l’interminable débat, Paris, Allia, 1999, p. 9-10.
[10] Frank FISCHBACH, La privation de monde. Temps, espace et capital, Paris, Vrin, 2011, p. 32-34.
[11] Mot formé sur le modèle de cacophonie, et où morphê (forme) se substitue à phônê (voix) après kakê (mauvaise).
[12] Utsuri-kawari tsutsu chôwa wo tamotsu 移り変わりつつ調和を保つ, p. 260 dans Fûdo. Le milieu humain, Paris, CNRS, 2011 (1935).
[13] Lequel employait ce terme (lu en japonais sappûkei), qu’il créa, dans le sens de : mauvais goût des malappris. Je l’emploie ici, plus largement, dans le sens de : aspect sensible de l’acosmie.
[14] MIURA Atsushi, Fast-fûdoka suru Nippon (Le fûdo devient macdo. Pathologie de la suburbanisation), Tokyo, Yôsensha, 2004, p. 187.
[15] Danielle LINHART, Travailler sans les autres, Paris, Seuil, 2009. La thèse de l’auteure est que la revendication d’autonomie contre le taylorisme est devenue un piège, le patronat ayant récupéré cet idéal soixante-huitard pour insécuriser le salarié, donc, dans une sorte de chantage, tirer plus de profit de son travail.
[16] Interviewé dans Courrier international, n° 806, 13-19 avril 2006, p. 41, à propos du projet SENS (Strategies for Engineered Negligible Senescence, autrement dit l’immortalité). 
[17] Citée par Emmanuelle EYLES, États-Unis. Nous avons adopté un embryon congelé, Marie-Claire, n° 641, janvier 2006, p. 64 et 68.
[18] Michel MAFFESOLI, Le temps des tribus, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1988. L’ouvrage a pour sous-titre « Le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes », ce qui à première vue peut sembler contredire mon propos ; mais du point de vue mésologique, le TOM ne peut pas seulement ek-sister-hors, il est, en pratique, nécessairement toujours aussi un ek-sister-vers un certain monde (P’, ici une certaine « tribu »), qu’il crée dans la mesure même où il en rejette un autre (P, ici « la société », que vomissaient les soixante-huitards), dans un processus en ourobore qui est la trajection (§ 7). 
[19] Axel HONNETH, La réification. Petit traité de théorie critique, Paris, Gallimard, 2007 (Verdinglichung, 2005). À la suite de Lukacs, qui introduisit le concept de Verdinglichung, l’auteur juge que « dans la sphère toujours en expansion de l’échange marchand, les sujets sont contraints de se comporter par rapport à la vie sociale en observateurs distanciés plutôt qu’en participants actifs, parce que tous les calculs qu’ils font au cours de ces actions et à propos de ce qu’ils pourraient obtenir les uns des autres exigent une position purement rationnelle et aussi exempte d’émotion que possible » (p. 26).
[20] Paris, Gallimard, 2005.
[21] Je le fais un peu plus dans La chôra chez Platon, p. 13-27 in Thierry PAQUOT et Chris YOUNÈS (dir.) Espace et lieu dans la pensée occidentale, Paris, La Découverte, 2012.
[22] Du grec sôma, corps.  Cela inclut effectivement des effets somatiques, comme l’ethnologie en donne de nombreux exemples (sorcellerie, etc.).      
[23] Et, cela va sans dire, androcentrée (du moins dans le deuxième récit de la Création). Ève, quant à elle, c’est « la Vivante », en hébreu Hawwa(h) ; de hayah, vivre ; cf. le prénom féminin arabe Hayat, « Vie ». 
[24] Il ne sera pas inutile de rappeler que, pour les stoïciens, logos a pu prendre le sens de souffle (pneuma) animant le monde, conception qui en faisait bel et bien l’équivalent du qi, et qui a influencé les Pères de l’Église (pneuma = spiritus).
[25] À ce sujet, v. Denis VASSE, L’arbre de la voix. La chair, les mots et le souffle : le sujet naissant, Paris, Fayard, 2010.
[26] Ce mot s’écrit  風水, « vent (feng)-eau (shui)». Les origines du fengshui sont lointaines, mais c’est à l’époque Wei-Jin (220-589) que la notion prend consistance. Ce que l’on peut considérer comme le premier traité de fengshui, le Livre des funérailles de Guo Pu (276-324) énonce : « Le souffle monté sur le vent se disperse, barré par l’eau il s’arrête. Les anciens l’assemblaient de sorte qu’il ne se dispersât point, et arrêtât son cours. Ils l’appelèrent donc fengshui. La méthode du fengshui consiste d’abord à obtenir l’eau, ensuite à s’abriter du vent ». Cité dans MAEBAYASHI Kiyokazu et al., Ki no hikaku bunka. Chûgoku, Kankoku, Nippon (Cultures comparées du qi. Chine, Corée, Japon), Kyôto, Shôwadô, 2000, p. 97.   
[27] Arles, Philippe Picquier, 2001. Citations p. 5 et 7.
[28] Je me suis penché sur la question dans : Pourquoi cette vogue du fengshui au XXIe siècle ? p. 149-168 dans Jean-Jacques WUNENBURGER et Valentina TIRLONI, dir., Esthétiques de l’espace. Occident et Orient, Paris, Mimesis, 2010.
[29] MAEBAYASHI et al.op. cit., p. iii.
[30] He xing qu lei 形取類Si on lit  au 4ton au lieu du 2e, le sens devient « appeler les formes à grands cris » ; mais cela ne change pas le sens général de l’expression.
[31] HUANG Yongzhong, Fûsui toshi (Les villes du  fengshui), Kyôto, Gakugei shuppan, 1999, p. 200, où l’on verra les figures correspondantes.
[32] Xingfa 形法 .
[33] Lifa 理法 .
[34] Cité p. 76 par HE Xiaoxin, Fûsui tangen. Chûgoku fûsui no rekishi to jissai (Aux origines du fengshui. Histoire et réalités du fengshui en Chine), Kyôto, Jimbun shoin, 1995.
[35] V. mon article Le rural, le sauvage, l’urbain, Études rurales, n°187, 2011/1, p. 51-61.
[36] Titre de sa contribution à l’ouvrage collectif dirigé par François DAGOGNET, Mort du paysage ? Philosophie et esthétique du paysage, Seyssel, Champ Vallon, 1982, p. 37-50.
[37] Timée, 52 e et 53 a.
[38] L’idée de primary metaphors est élaborée dans Lakoff et Johnson, Philosophy in the flesh, New York, Basic Books, 1999.
[39] Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962 (Holzwege, 1949), p. 49-50. Traduction de Wolfgang Brokmeier.
[40] Pierre BOURDIEU, L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988.
[41] En ce sens, c’est-à-dire comme relation de l’humanité à l’étendue terrestre, et conformément au grec, j’emploie écoumène au féminin, pour le distinguer de l’acception traditionnelle en géographie : partie habitée de la Terre, où le terme est du genre masculin.
[42] Karl MARX, Manuscrits de 1844, Paris, Flammarion, 1996, p. 165 sqq.
[43] Sur ce thème, v. mon Thinking through landscape, Abingdon, Routledge, 2013.

NOTES SUR L'ICONOGRAPHIE (Yoann Moreau) :

Auto-portrait (Vincent van Gogh, 1889)
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J'ai choisi d'illustrer cet article d'Augustin Berque sur l'acosmie en montrant que ce processus d'extraction médial est également à l'oeuvre dans l'art. Dans les auto-portraits présentés ici, il s'agit à mon sens de la mise en image d'une manière bien spécifique de considérer un sujet humain : réduit à sa seule enveloppe charnelle et vestimentaire. En fait, plutôt que "d'autoportraits", il s'agirait "d'auto-abstractions", non pas de "self-portrait" mais de portraits du self, où le self est  entendu comme individu soi-disant autonome, dont l'être se suffirait à lui-même indépendamment de ce qu'il n'est pas. 
Still Life with Peaches
Jean-Siméon Chardin (1759 - 1760)
source
Ce genre de processus est également à l'oeuvre dans certaines "natures mortes" (still life en anglais). Mais ces dernières, du point de vue de la mésologie, portent une dénomination plus en adéquation avec le processus d'acosmie que ce type de représentation sous-tend.


Les références et sources des images de ce billet sont issues de GoogleArt et disponibles, avec 17 autres propositions, ICI.