mercredi 2 octobre 2013

L'invention du paysage en Chine / A. Berque

Landscape Chen Zizhuang
Landscape, Chen Zizhuang (1913-1976)
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Paru dans Libération, 4 octobre 2013, dossier FIG Chine

L’invention du paysage en Chine

par Augustin Berque

Le paysage, ne suffit-il pas d’ouvrir les yeux pour en voir ? Et pourtant, chose étrange, ce mot n’a pas toujours existé. En Europe, il ne date que de la Renaissance. La question a beaucoup préoccupé les sciences humaines voici une trentaine d’années, à l’époque où l’on commençait à s’intéresser sérieusement à cette question parce que l’on se rendait enfin compte des ravages que la civilisation moderne inflige aux paysages. On a donc alors découvert que « le paysage » n’avait pas toujours existé.
Le paysage » est effectivement apparu à un certain moment de l’histoire et dans une certaine culture, mais initialement, ce ne fut pas en Europe. Ce fut en Chine, à l’époque des Six Dynasties de la Chine du sud (IIIe-VIe siècle). Cette période fait suite à celle des Trois Royaumes (IIIe siècle), qui elle-même faisait suite à l’écroulement de l’empire Han (contemporain de l’Empire romain). Dans ce temps d’invasions barbares et de guerres incessantes, la dynasties Jin se réfugie au sud du Yangzi, où les élites de la culture chinoise vont découvrir un milieu beaucoup plus accidenté – des paysages pittoresques, dirions-nous – que celui des grandes plaines de la Chine du nord. Ils ouvrent les yeux sur un monde nouveau. En même temps, les troubles dynastiques font que la carrière de mandarin devient risquée. Beaucoup, par désaccord avec le régime ou simplement pour sauver leur vie, quittent la capitale et se réfugient sur leurs terres. C’est aussi l’époque où le confucianisme, qui avait soutenu l’empire Han et qui exalte la règle sociale, connaît une relative éclipse devant le taoïsme, qui au contraire exalte la nature. Dans cette conjoncture, le talent littéraire de ces lettrés que sont les mandarins construira un mythe homologue au mythe arcadien en Europe, celui de l’ermitage paysager.
C’est en effet  de ces circonstances que « le paysage » est né. Il a fallu d’abord, bien sûr, un mot pour le dire. Ce mot existait déjà depuis longtemps, mais il n’avait pas le sens de « paysage ». Il signifiait « les eaux de la montagne », shanshui 山水. C’était un mot que, depuis le temps des Royaumes combattants (Ve-IIIe siècle av. J.-C.), utilisaient les ingénieurs hydrauliciens, qui désignaient par là les torrents montagnards qu’ils devaient maîtriser pour protéger les maisons ou pour l’irrigation. Aucune connotation esthétique, comme en témoigne le fait que ce mot n’était pas utilisé en poésie. Il ne le sera esthétiquement pour la première fois que beaucoup plus tard, vers 300, dans un poème de Zuo Si, intitulé « Visite à l’ermite », où il signifie encore « les eaux de la montagne », mais pour dire qu’on y trouve un plaisir esthétique : « les eaux de la montagne ont un son pur » (shanshui you qing yin 山水有清音).
Puis ce nouveau sens de shanshui va s’étendre à la vue. Ce sera chose faite à la fameuse réunion du Pavillon des orchidées (Lanting), chez le grand calligraphe Wang Xizhi, le 3e jour du 3e mois de 353. Cette date est celle d’un rite de lustration très ancien, où l’on allait au bord des rivières se laver des souillures de l’an écoulé. Puis ce rite était devenu, dans les classes cultivées, l’occasion d’une fête où l’on se réunissait dans un jardin, agrémenté d’un ruisseau, et où l’on festoyait en composant des distiques. Il s’agissait de terminer le poème avant qu’une coupe de vin, flottant sur le ruisseau, n’arrive à votre hauteur. Dans la quarantaine de poèmes qui nous sont restés du banquet de Lanting, plusieurs comportent le mot shanshui dans l’acception évidente de « paysage ». C’était la première fois au monde qu’apparaissait cette notion. 

Augustin Berque est notamment l’auteur de Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident (Le Félin, 2010) et de Thinking through landscape (Routledge, 2013).

Texte corrélatif
Voir le fichier ci-joint : "Et la Chine inventa le paysage..."