mercredi 12 novembre 2014

Qu’est-ce qu’habiter, au Japon ? / A. Berque

Maison en forêt Karuizawa
Maison en forêt Karuizawa (軽井沢 森の家)
YOSHIMURA Junzo Picture
©Manuel Tardits – à 軽井沢.
source
À paraître dans le catalogue de l’exposition « Japon, l’archipel de la maison », Le Lézard noir, 2014.
AVANT-PROPOS

Qu’est-ce qu’habiter, au Japon ?
par Augustin Berque


            Les maisons que vous allez regarder sont toutes différentes, mais elles ont toutes un trait commun – un trait fondamental, sans lequel ce ne seraient pas des maisons. Or ce trait-là, vous ne le verrez pas. Serait-il caché derrière un mur, dans une penderie, sous le plancher, sur l’autre pan du toit… ? Non ? Regardez mieux. Ou plutôt, non, ne regardez pas, fermez les yeux et imaginez-vous entrer dans l’une de ces maisons. Imaginez vos mouvements, vos sensations (bien entendu, si vous avez déjà l’expérience d’un intérieur nippon – un intérieur vraiment nippon, habité par des Japonais – cela aidera). Touchez, sentez, écoutez bien, soyez tout ouïe…
            Ça y est, vous avez trouvé ? Non ? Alors, je vais vous donner un indice : 諦めますか ?  Ce qui se lit : akiramemasu ka ? et signifie : « vous donnez votre langue au chat ? » ...

            … Eh oui, c’était bien ça la réponse : dans toutes ces maisons, c’est en japonais que l’on parle. Et même, tous leurs habitants sans exception, à un moment ou à un autre, vous auront dit la même chose : ここに住んでいます. Ce qui se lit : koko ni sunde imasu, et signifie : « j’habite ici ». Mais détrompez-vous : si vous venez d’apprendre comment dire « j’habite ici » en japonais, vous ne savez pas pour autant ce que c’est qu’habiter à la japonaise. Vaste question, qui dépasse de très loin le propos d’un avant-propos. Nous nous bornerons donc à un mot, le mot « habiter » .S’agissant de maisons, c’est celui-là qui compte.
                  En japonais, « habiter » se dit sumu. Dans l’exemple que vous venez de lire, ce même verbe sumu prend une forme (sunde) qui permet la liaison avec le verbe qui suit (imasu), lequel indique une action en cours, et ce dans une forme polie (la terminaison en masu). Ce verbe sumu a deux homophones, l’un qui signifie « s’achever », l’autre « se clarifier ». Chacun de ces trois verbes  sumus’écrit d’une façon particulière. Le premier (habiter) s’écrit 住む, le second (s’achever) 済む, et le troisième (se clarifier) 澄む. À la lecture, il n’y a donc aucun risque de confusion entre les trois. Oralement, c’est bien entendu le contexte qui fait la distinction. Or cette distinction est profonde, semble-t-il au premier abord. Le second de ces trois homophones, à la forme négative sumimasen, est l’équivalent du français « pardon ! » ou « excusez-moi ! », bien que les occasions dans lesquelles on l’utilise puissent différer beaucoup des manières françaises ; par exemple comme équivalent de « merci ! ». Ou encore, quand vous entrez dans une boutique dont le marchand n’est pas là, au lieu de l’appeler en demandant « Il y a quelqu’un ? », vous direz : sumimasen ! Le lien que de tels usages entretiennent avec le deuxième sens, c’est à peu près que l’on ne saurait achever de rendre grâce à la personne qui vous oblige. Mais quid du troisième sens, « se clarifier » ? C’est que, dans le milieu nippon, une eau claire, devenue claire après le dépôt des matières en suspension qui pouvaient la troubler, cela évoque le calme, l’apaisement ; et de là des connotations qui, par l’idée de pureté, de lustration, mènent au delà du physique. Vous direz par exemple : 座禅を組んでいると心が澄んでくる (zazen wo kundeiru to kokoro ga sunde kuru), « méditer en position de zazenpurifie le cœur ».
            Dès lors, le lien entre les trois sumu n’est pas si difficile à imaginer. La langue japonaise associerait l’habiter à l’idée d’un calme pur, d’un apaisement que l’on achève d’atteindre pour ainsi dire par décantation. La maison comme une eau claire… Ce thème donne à rêver, mais il vaut mieux consulter les dictionnaires et les ethnologues. De fait, la culture japonaise semble bien associer le thème de l’habiter à celui de la pureté. Les pratiques traditionnelles de nombreuses communautés villageoises en témoignent, qui séparaient dans l’espace les habitations ordinaires et la ou les maisons vouées aux souillures de la mort ou de l’accouchement ; souci de pureté qui, à l’aube de l’histoire du Japon, se manifestait de façon grandiose dans le déplacement de la capitale (miyako : le lieu ko de l’auguste mi maison ya) après la plus funeste des souillures : la mort du roi…
            Selon le dictionnaire de langue ancienne Iwanami kogo jiten, la racine des trois verbes sumu serait commune. Elle aurait conduit au sens d’habiter par l’idée que « quelque chose qui était en mouvement s’arrête en un endroit et s’y fixe » ; et au sens de se clarifier par l’idée que « l’air ou l’eau deviennent limpides, après le dépôt des matières qui y étaient en suspension » ; le sens de « s’achever » étant commun aux deux (achever de se mouvoir, achever de se décanter). 
            Examinant ces trois termes, l’ethnologue Araki Hiroyuki[1] a insisté sur l’idée de pureté qui leur serait sous-jacente ; par exemple en décryptant des rituels qui exprimeraient qu’habiter la communauté rurale, c’était maintenir un état de pureté, la quitter étant une souillure qui nécessitait une lustration.
            Sans creuser bien loin – il suffira que vous regardiez ces images -, du reste, on remarquera d’emblée que dans l’habitation japonaise, l’exhaussement du plancher, joint à l’obligation de se déchausser non pas quand on y entre (hairu), car alors on n’est encore que dans l’entrée, le genkan (玄関, la « passe obscure », terme dérivé du bouddhisme où il signifiait le passage difficile de l’illusion à l’illumination), mais quand on y « monte » (agaru), c’est-à-dire quand on gravit l’emmarchement, si petit soit-il, qui discrimine l’entrée, encore à niveau extérieur, du véritable intérieur, ainsi qu’à la coutume de prendre un bain chaud et de se changer quand on revient chez soi après le travail, tout cela place l’espace domestique sous le signe évident de la pureté. L’on remarquera aussi que la religion japonaise autochtone, le shintô, accorde une place centrale aux pratiques de lustration. Etc. : l’idée de pureté, au fond, imprègne tout le milieu nippon, et d’abord l’habiter.
            Puisque nous avions commencé par une devinette, à laquelle vous avez donné votre langue au chat, pourquoi ne pas vous rattraper par un jeu de piste ? 宜しければ(yoroshikereba : si vous en êtes d’accord), dans ces images de maisons qui à première vue n’ont plus rien de traditionnel, cherchez les signes qui témoignent que l’habiter nippon, après tout, n’est pas si mort que ça.  

Palaiseau, 18 juillet 2014.



[1] ARAKI Hiroyuki, Nihongo kara Nihonjin wo kangaeru (Du japonais aux Japonais), Tokyo, Asahi shinbunsha, 1980, p. 83 sqq.