jeudi 10 mars 2016

De lieu en milieu / Augustin Berque

Macrocromía 2009, Lina Sinisterra
Museo de Arte Contemporáneo de Bogotá
Contribution au projet de design d’Isabelle Daëron, Topiques ou l’utopique désir d’habiter les flux. 

De lieu en milieu

– réhabiter la Terre à l’anthropocène –

par Augustin Berque


            Dans un article du numéro de septembre 1960 de la revue Astronautics, « Cyborgs and space », deux précurseurs des TSS (technoself studies) et du transhumain, Manfred Clynes (1925-, inventeur et musicien, l’un des pères du scanner) et Nathan Kline (1916-1983, pionnier de la psychopharmacologie), ont enfanté la notion de cyborg, laquelle, comme Amélie Poulain, allait connaître un fabuleux destin. Revenant sur ce souvenir une génération plus tard dans le Cyborg Handbook de Chris Hable Gray (Routledge, 1995, p. 47), Clynes confiait :


« I thought it would be good to have a new concept, a concept of persons who can free themselves from the constraints of the environment to the extent that they wished. And I coined this word Cyborg. (…) The main idea was to liberate man (…) to give him the bodily freedom to exist in other parts of the universe without the constraints that having evolved on Earth made him subject to ».

            Ce que Clynes ne savait pas, c’est que sa progéniture dégageait enfin la voie de l’incarnation d’une utopie remontant à Descartes – l’utopie par excellence, à savoir le non-lieu (u-topos, du grec οὐ, non, et τόπος, lieu) que s’est arrogé le sujet moderne en abstrayant son être de tout milieu, de tout lieu et de toute chose concrète ici-bas sur Terre. Comme l’écrivit en effet le moderne fondateur de la subjectité (l’être-sujet ou l’être-soi, selfhood) dans son Discours de la méthode  (p. 38 et 39  dans l’édition Flammarion de 2008),

« Puis, examinant avec attention ce que j’étais, et voyant que je pouvais feindre que je n’avais aucun corps, et qu’il n’y avait aucun monde, ni aucun lieu où je fusse (…) je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle ».

            Certes, en 1637, il ne s’agissait encore que de feindre ce non-lieu, cette utopie ; mais le principe en était bien là, et clairement affirmé. Or ce que Descartes à son tour ne savait pas, c’est que l’auto-fondation transcendantale de sa subjectité par le fameux cogito, ergo sum des Principia philosophiae était strictement homologue à celle de l’être absolu, Yahveh – de l’hébreu  יהוה (yhwh) –, tel que celui-ci, sur le mont Horeb, se déclara devant Moïse dans l’Exode (3, 15) :

« Moïse dit à Dieu : “ Voici, je vais trouver les Israélites et je leur dis : ‘Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous’. Mais s’ils me disent ‘Quel est son nom ?’, que leur dirai-je ?” Dieu dit à Moïse : “Je suis celui qui suis [sum qui sum, אהיה אשר אהיה (ehyeh ascher ehyeh)] ”. Et il dit : “Voici ce que tu diras aux Israélites : ‘Je suis’ m’a envoyé vers vous” ».

            Pour dissemblables qu’elles paraissent, les trois citations qui précèdent manifestent un même principe ; ce qu’en l’honneur de la plus ancienne des trois (car l’exode, admet-on généralement, aurait eu lieu vers 1250 avant notre ère), j’appelle « le principe du mont Horeb » ; à savoir que, sur cette montagne dite חֹרֵב en hébreu (Χωρήβ dans le Deutéronome), s’est affirmé pour la première fois l’être absolu, sujet-prédicat de sa propre substance ; que le cogito ne disait pas autre chose et s’en donnait les moyens conceptuels ; et que Cyborg, enfin, s’en est donné les moyens techniques. Telles furent l’origine, puis l’affirmation, puis la réalisation de la modernité : le mode existentiel d’un être qui, transcendant l’étendue alentour du haut de sa montagne, n’a besoin d’aucun lieu, et renie donc son appartenance au milieu terrestre.
            On sait ce qu’il en est résulté : pour l’avoir réduite à une simple étendue objectale, exploitable à merci, cet être a ravagé la Terre. Déclenchant la Sixième Extinction, il a décimé les autres espèces vivantes, déréglé l’homéostasie climatique de toute une planète, et il se targue même aujourd’hui d’atteindre aux échelles géologiques avec son anthropocène, ce new age (καινός, nouveau, d’où le –cène d’anthropocène) dû au seul humain (ἄνθρωπος).
            Or ledit anthropocène pourrait bien être bref ; car il suffit de renverser ce même mot pour se rendre compte que l’humain n’est qu’un parvenu, un καινός ἄνθρωπος ou un homo novus, comme on disait encore voici deux ou trois nanosecondes (à l’échelle des temps géologiques). La Terre en a vu d’autres, et ce que l’humain lui fait, ce n’est que de scier la branchette sur quoi il s’est juché. 
            Et dans la foulée – à moins que nous ne voulions vraiment dégringoler aux oubliettes de l’évolution –, c’est  un renversement de perspective qui s’impose ; car ce n’est pas notre appartenance terrestre, mais au contraire le principe du mont Horeb que nous devons renier. Nous devons réapprendre notre appartenance au milieu terrestre, en certains lieux de la planète Sol III. Voici donc le mot d’ordre : Réhabitons la Terre !
            Sans doute, mais comment faire ?
            Commençons par un contre-exemple : ce qu’il ne faut plus faire :
            En 1961, Le Corbusier présenta, sous la forme d’une barre de grande hauteur, un projet d’hôtel et de palais des congrès devant prendre la place de la gare d’Orsay, l’ancien terminus de la Compagnie du chemin de fer de Paris à Orléans, bâtiment désaffecté après soixante ans d’existence (la gare, construite par Victor Lanoux, avait été inaugurée pour l’exposition universelle de 1900). L’argument du projet  (© FLC/ADAGP) exposait ce qui suit :

« Ce lieu géographique, cet élément extraordinaire du paysage parisien (…) c'est un régal de l'esprit et des yeux. L'histoire (…) – tout ceci peut devenir un immense spectacle offert aux Parisiens et aux visiteurs. Il s'agit, en effet, d'un Centre de Culture, Congrès, Expositions, Musique, Spectacles, Conférences, muni de tous les équipements contemporains (…). Et ceci sans une bavure, sans un hiatus; ceci apporté par le temps, par l'esprit à travers les siècles. La bâtisse des temps modernes permet de créer un instrument prodigieux d'émotion. Telle est la chance donnée à Paris si Paris se sent le goût de "continuer" et de ne pas sacrifier à la sottise l'immense paysage historique existant en ce lieu. C'est par un amour fervent voué à Paris par les promoteurs de ce projet, qu'un but aussi accessible d'une part, mais aussi élevé d'autre part, peut être atteint. La présente étude (…) a été conduite avec un esprit de loyauté absolue, de rigueur totale, constructive, organique, et avec le désir d'apporter une manifestation décisive d'architecture à l'heure où Paris doit être arraché aux mercantis ou aux gens trop légers d'esprit ».

            Ici, le principe du mont Horeb s’exprime à l’état pur : abstrayant son regard de nulle part du lieu même où elle s’insère physiquement, la « manifestation décisive d’architecture » prétend jouir transcendantalement du paysage alentour, alors que, concrètement, la réalisation de cette barre de grande hauteur en plein cœur de Paris aurait ipso facto ravagé ledit paysage. C’eût été littéralement ce que Li Shangyin, poète chinois du IXe siècle, qualifiait de shafengjing 殺風景 : du tue-paysage.
            Le principe du mont Horeb, avec son corollaire le tue-paysage, a fini par engendrer ce qu’un autre pape de l’architecture moderne, Rem Koolhaas, a qualifié d’« espace foutoir » (junkspace), non certes pour le répudier, mais au contraire pour en rajouter à la louche. Tout cela ne serait après tout qu’une question de goûts et de couleurs, si l’espace foutoir ne témoignait en fait de cette perte de lieu que, dès l’origine, portait en germe le principe du mont Horeb ; la différence avec le temps de Moïse étant que, de ce fait, nous sommes aujourd’hui bel et bien tombés dans l’anthropocène, et risquons fort de ne plus nous en sortir. À moins que…
            À moins que nous ne renversions ce principe de non-lieu, et que, dans une utopie nouvelle, nous ne réapprenions à habiter la Terre en commençant par ses lieux, par ses milieux. Voilà exactement ce qu’ont entrepris et que nous enseignent les Topiques d’Isabelle Daëron : réhabiter le vent, réhabiter la pluie, réhabiter la lumière du soleil – réhabiter la Terre.

Palaiseau, 16 février 2016.