mercredi 25 janvier 2017

Existe-t-il un mode de pensée forestier ? / Augustin Berque

Ashida, extrait des Soixante-neuf Stations du Kiso Kaidō
Utagawa Hiroshige
(source)
Groupe d’histoire des forêts françaises
– Journée d’étude du 28 janvier 2017 –
Maison de la recherche de l’Université Paris-Sorbonne
Forêts, arts et culture : lieux de récits et esprits des lieux

Existe-t-il un mode de pensée forestier ?

par Augustin Berque

Résumé – On rappelle d’abord la distinction mésologique entre milieu et environnement (Umwelt et Umgebung chez Uexküll, fûdo et kankyô chez Watsuji). Dans un milieu humain, la réalité d’une forêt n’est pas seulement écologique, elle est éco-techno-symbolique. Cette réalité n’est ni seulement objective, ni seulement subjective, elle est trajective. On brosse ensuite un tableau écologique des formations végétales au Japon, avant de montrer la prégnance du végétal dans la civilisation japonaise. Il n’y a pas là détermination causale de la culture par l’environnement, mais identification de la culture à son milieu par des chaînes trajectives, fonctionnant comme les « chaînes sémiologiques » barthésiennes. On termine sur l’hypothèse que la profusion de la vie dans la forêt de mousson a peut-être favorisé une disposition à penser la complexité du concret.

Plan : 1. L’approche mésologique des forêts ; 2. Les forêts japonaises ; 3. Le végétal dans la culture japonaise ; 4. Chaînes sémiologiques et chaînes trajectives ; 5. « Pensée forestière, pensée désertique » ; 6. Pensée forestière et mésologie.

1. L’approche mésologique des forêts
Précisons tout de suite qu’il ne s’agira pas ici de biosémiotique, ni a fortiori de bioherméneutique. Je ne suis pas encore, et ne serai sans doute jamais en mesure de poser, comme déjà le font certains chercheurs en écologie végétale, la question « à quoi pensent les plantes ? »[1]. Encore moins la question « les forêts pensent-elles ? », qui est beaucoup plus complexe, et de nos jours encore passerait facilement pour une absurdité. Je suis pourtant persuadé que tous les êtres vivants, à quelque degré que ce soit, sont dotés de la capacité d’interpréter leur environnement dans un sens qui est propre à chacun, ou du moins à chaque espèce ; capacité interprétative qui n’est autre que l’ancêtre et le substrat de toute pensée, humaine y compris. Même au niveau le plus primitif, c’est accomplir déjà l’analogue du jugement prédicatif « S est P », en saisissant S (l’environnement) en tant que P (une ressource, une contrainte, un risque, un agrément) par les sens et par l’action – cela concerne tous les êtres vivants –, par la pensée – cela concerne les animaux supérieurs –, et par la parole – ce qui, double articulation oblige, ne concerne jusqu’à nouvel ordre que le seul animal possédant la parole : le zôon logon echôn, i.e. nous autres humains. Toutefois, n’étant pas assez formé dans les sciences naturelles, c’est de ces derniers seulement que je vais m’occuper ici, en me posant la question ambivalente : « comment les humains pensent-ils les forêts ? » et « la manière dont ils les pensent peut-elle avoir quelque chose de forestier ? ».
            Seconde précision. La manière classique de répondre à une telle question serait de recenser, en ethnologue, les modes de pensée des diverses ethnies vivant encore ou ayant vécu en milieu forestier, essentiellement de chasse, cueillette et pêche, et de voir si ces modes de pensée ont quelque chose de particulier par rapport à ceux de sociétés au genre de vie non forestier. Or même de seconde main, je ne tenterai pas la chose, parce que c’est d’un autre point de vue que je conçois la question.
             Ce point de vue, c’est celui de la mésologie – la Umweltlehre d’Uexküll, le fûdoron 風土論 de Watsuji[2]. Cela consiste d’abord à distinguer le milieu (Umwelt, fûdo 風土) de l’environnement (Umgebung, kankyô 環境). L’environnement, donnée brute et universelle, n’est que la matière première du milieu, qui est la relation spécifique établie avec son environnement par un certain sujet, individuel ou collectif (une espèce, une société). L’environnement fait l’objet de l’écologie, science moderne supposant l’abstraction de l’observateur hors de la relation qu’est son milieu. Les milieux font l’objet de la mésologie, science transmoderne reconnaissant que l’observateur ne peut jamais s’abstraire parfaitement de son milieu. C’est là non seulement une position métaphysique et phénoménologique, mais un fait constaté et prouvé par la physique depuis bientôt un siècle :

« S’il est permis de parler de l’image de la nature selon les sciences exactes de notre temps, il faut entendre par là, plutôt que l’image de la nature, l’image de nos rapports avec la nature. (…) C’est avant tout le réseau des rapports entre l’homme et la nature qui est la visée de cette science. (…) La science, cessant d’être le spectateur de la nature, se reconnaît elle-même comme partie des actions réciproques entre la nature et l’homme. La méthode scientifique, qui choisit, explique, ordonne, admet les limites qui lui sont imposées par le fait que l’emploi de la méthode transforme son objet, et que, par conséquent, la méthode ne peut plus se séparer de son objet »[3].

            Que la méthode ne puisse se séparer de l’objet, c’est dire que l’objet, en fait, n’est pas un pur objet. Contrairement à ce que posait dans l’abstrait le dualisme moderne, son existence est en relation concrète avec celle de l’observateur, serait-ce par dispositif instrumental interposé. Corrélativement, l’observateur aussi est pris dans cette relation. Il ne peut pas s’en abstraire pour se poser, de son seul fait, en un pur cogito. Pas plus que la res extensa ne peut donc être purement objective, la res cogitans non plus ne peut être purement subjective. Elles sont l’une et l’autre trajectives, c’est-à-dire que, concrètement, elles sont en relation mutuelle et se construisent l’une l’autre. Ce ne sont pas ces deux pôles théoriques et abstraits, le sujet et l’objet, propres au paradigme occidental moderne classique (ci-dessous abrégé en POMC) ; elles sont concrescentes, c’est-à-dire qu’elles croissent ensemble (cum crescere, d’où le participe concretus) dans une certaine histoire corrélative : celle du milieu dont elles relèvent l’une et l’autre, l’une en fonction de l’autre.
            C’est dire, pour commencer, qu’un milieu humain ne peut se réduire à l’ensemble d’écosystèmes qu’est l’environnement. Il est proprement humain, à savoir qu’il est également cet ensemble de systèmes techniques et symboliques dans lequel nous vivons concrètement. C’est un système éco-techno-symbolique. Corrélativement, l’être humain aussi est irréductible à la physiologie de son corps animal individuel. Comme l’a montré Leroi-Gourhan[4], notre espèce a émergé par extériorisation et déploiement de certaines des fonctions de notre corps animal sous forme de systèmes techniques et symboliques, constituant ce qu’il appelait notre corps social, et par rétroaction de ce corps social sur le corps animal, provoquant son hominisation. Pour la mésologie toutefois, le corps social s’inscrivant nécessairement dans les écosystèmes de la biosphère, il n’est pas seulement social ; c’est notre corps médial, i.e. notre milieu éco-techno-symbolique. Entre le corps animal, qui est individuel, et le corps médial, qui est collectif, il y a un couplage dynamique ; c’est ce qu’Uexküll appelait Gegengefüge, le contre-assemblage ou l’appariement de l’animal et de son milieu, et Watsuji fûdosei 風土性, ce qu’il définissait comme « le moment structurel de l’existence humaine », et que j’ai traduit par médiance. 
            En ce sens, les forêts de notre milieu ne sont pas de simples écosystèmes ; elles font partie de notre corps médial, éco-techno-symbolique. C’est en ce sens que je poserai la question « existe-t-il un mode de pensée forestier ? », à propos de quelques exemples concrets choisis dans le milieu nippon – Nihon no fûdo 日本の風土.

2. Les forêts japonaises
Le Japon est aux deux tiers couvert de forêts, auxquelles l’allongement latitudinal, la mousson, la variété géologique et la montuosité confèrent une richesse florale peu commune[5]. La végétation naturelle, au niveau de la mer, compte du sud au nord cinq formations principales, auxquelles il faut ajouter une ou deux zones de végétation d’altitude :
- Dans les îles du sud (Okinawa etc.), les forêts sont de type subtropical, pluviales, sempervirentes, très riches en espèces, avec des associations complexes marquées par la présence de fougères arborescentes, de lianes, de feuillus comme le banian, etc.
- Les plaines méridionales des grandes îles – jusqu’au Kantô versant Pacifique, jusqu’à l’île de Sado versant mer du Japon – étaient primitivement couvertes par une formation originale : la laurisylve, ou forêt à feuilles luisantes, zone de végétation qui prend en écharpe l’Asie des moussons vers les vingtième et trentième parallèles, du Népal au Japon. Cette zone se caractérise par des feuillus toujours verts, aux feuilles généralement petites et épaisses, dures, luisantes, qui se protègent du froid hivernal de diverses façons : poils, écailles, cire etc. Les espèces représentatives sont le chêne vert, le laurier, le pasania shii, avec en sous-bois canneliers, camélias, théacées – c’est la zone de la culture du thé…  Au-dessus de cette formation, soit de 800 à 1400 m environs à Kyûshû, vers 300-400 m dans le Kantô, le climax est celui d’une forêt intermédiaire, mixte, avec des résineux comme le cyprès hinoki, le cèdre sugi, le sapin tsuga, le pin parasol, le sorbier, le hêtre F. japonica, etc.
- Au nord du Kantô, cette zone altitudinale disparaît. Dans le Tôhoku, l’on trouve au niveau de la mer la forêt tempérée froide qui la surmonte à Kyûshû. Celle-ci s’étend jusqu’au sud de Hokkaidô, dans la péninsule d’Oshima. Elle est caractérisée par des arbres à feuilles caduques comme le hêtre F. crenata, le marronnier, le chêne blanc mizu-nara. Les bambous, nombreux plus au sud, laissent ici la place au bambou nain sasa ; d’où le nom de « formation à hêtre et sasa », laquelle domine du côté Pacifique, tandis que le hêtre s’associe au houx du côté de la mer du Japon.
- Plus au nord, dans le corps principal de Hokkaidô, les plaines étaient originellement couvertes par la forêt boréale à résineux (que l’on trouve vers 1500-2500 m dans les Alpes japonaises), avec sapins, épicéas et bouleaux. Il en reste encore de vastes ensembles, notamment dans l’est. Le sous-bois est souvent constitué de sasa.
- Enfin, l’étage que l’on trouve au dessus de 2500 m dans le centre de Honshû, de 1500 m dans le nord du Tôhoku, et à quelques centaines de mètres dans les Kouriles japonaises[6], est une brousse d’altitude avec pin rampant haimatsu.
            Il va sans dire que, dans les plaines, l’occupation humaine a profondément modifié cette végétation. Certaines formations représentatives ont presque disparu du fait des défrichements, notamment la forêt à feuilles luisantes qui ne subsiste plus guère que dans les bois sacrés des sanctuaires shintô (chinju no mori 鎮守の森). C’est dire son lien avec l’identité japonaise, que l’on a pu qualifier de « culture de la laurisylve » (shôyô jurin bunka 照葉樹林文化)[7]. Ailleurs, la forêt primaire a généralement laissé place à la forêt secondaire et aux reboisements. Il faut néanmoins souligner que, par rapport aux pays comparables, le Japon a gardé une grande partie de son territoire en forêts (les deux tiers), et que ces forêts sont encore assez largement naturelles : environ le quart n’ont pas subi d’influences anthropiques notables, et ce n’est que vers 1970 que les superficies reboisées artificiellement ont dépassé les superficies boisées ou reboisées naturellement. La forêt reste donc une réalité géographique massive.

3. Le végétal dans la culture japonaise
Cette réalité géographique massive est aussi une réalité culturelle omniprésente. Non seulement les Japonais utilisent beaucoup le bois, mais ils ont très fortement conscience qu’il s’agit là d’un paradigme de leur culture. Témoin, entre mille exemples, le livre de Haga Yaichi[8] Dix thèses sur le caractère national nippon (Kokuminsei jû ron)[9], qui connut un grand succès au début du siècle dernier. L’ouvrage comprenait dix chapitres, respectivement consacrés à un trait remarquable de la japonité ; à savoir 1. Loyauté et patriotisme ; 2. Culte des ancêtres, respect de l’honneur familial ; 3. Attachement au présent et au pratique ; 4. Amour du végétal, jouissance du naturel ; 5. Optimisme et détachement ; 6. Goût du délié, raffinement ; 7. Délicatesse, agilité ; 8. Goût de la propreté et de la pureté ; 9. Politesse et réserve ; 10. Calme et indulgence.
            Ces divers caractères, notamment celui classé en premier, portent bien entendu la marque de l’époque, les dernières années du règne de Meiji ; mais intéressons-nous ici au chapitre IV, celui qui nous parle de l’amour de la nature, et plus particulièrement des plantes. Comme il est fréquent dans ce genre littéraire (qu’on appelle au Japon nihonjinron 日本人論, « nippologie »), ce caractère des Japonais leur viendrait directement de la nature elle-même : douceur du climat, beauté du relief et de la végétation feraient « naturellement (shizen 自然) » et « bien évidemment (tôzen 当然) » que les Japonais aiment la nature, et en particulier le végétal[10]. On notera que Haga, de la manière classique, emploie shizen adverbialement, alors qu’aujourd’hui ce terme est devenu quasi exclusivement un substantif, l’équivalent de notre « nature ». Shizen est la lecture on (dérivée phonétiquement du chinois) des sinogrammes自然, qui en chinois se lisent ziran. C’est un terme venu du taoïsme. En japonais, il se lit également jinen dans le bouddhisme, mais aussi onozukara shikari en lecture kun (rendant phonétiquement les sinogrammes en lecture proprement japonaise). Là, le sens classique de ziran, à savoir « de soi-même ainsi », est conservé à l’évidence. Or cette notion implique une forte prégnance du social dans le naturel, autrement dit la trajectivité d’un certain milieu, lequel ne saurait être cet universel objectal qu’est devenue la nature dans le POMC. Traditionnellement, shizen, plus encore jinen, et à plus forte raison onozukara shikari, c’était la médiance même du milieu nippon. C’était le Japon – un « soi » (ji ) appariant concrètement l’archipel physique et la nation qui l’habitait. Et c’est visiblement dans ce sens-là que Haga emploie shizen.
            Poursuivons son propos. Haga montre que les Japonais utilisent profusément le végétal pour leur vêtement, leur nourriture, leur habitation. De même, le végétal domine leur esthétique, par exemple la décoration des kimonos. Même les geta 下駄 (socques de bois très rudimentaires) sont ornés d’un motif végétal à leur attache. Les noms de couleurs viennent largement du domaine végétal : « couleur cerisier (sakura iro 桜色, un certain rose) », « couleur pêche (momo iro 桃色, un rose un peu plus foncé) », « couleur corête (yamabuki iro 山吹色, jaune d’or) », « couleur raisin (budô iro 葡萄色[11], bordeaux) »… La décoration des armures, les emblèmes, les armoiries kamon 家紋 ont pour motif le végétal (par exemple le chrysanthème pour la maison impériale). Celui-ci régit encore la terminologie culinaire, témoins ces noms de gâteaux traditionnels : « vent dans les pins (matsu kaze 松風)[12] » – lequel est aussi un genre de théâtre nô, de musique et de danse – , « pin sur la grève (iso matsu 磯松) », ce qui est aussi un assortiment de sushi, etc. Dans les auberges[13] les noms des chambres, l’habillement des servantes et leurs surnoms mêmes : o-Hana (Fleur), o-Matsu (Pin), o-Ume (Prunier),  viennent directement du végétal. Les arts portent souvent sur le végétal, soit directement comme dans l’art floral et les jardins en boîte ou sur plat comme les fameux bonsai 盆栽 (« plantations sur plat »), soit indirectement, comme motif en peinture ou en littérature. Souvent même aussi les jeux : témoin le hana awase 花合わせ, littéralement « assemblage des fleurs », dérivé pourtant de jeux de cartes appris de l’Europe… Enfin l’architecture utilise beaucoup le végétal, tant pour les structures que pour les aménagements, avec les tatamis, le papier des cloisons… ; elle le fait en outre systématiquement jouer comme environnement du bâti (le jardin sur lequel ouvre traditionnellement la maison).
            Haga ne déformait pas la réalité : par mille facettes, la vie des Japonais les référait en effet quotidiennement au végétal ; et cela reste en grande partie vrai même aujourd’hui. Cependant, il fondait en nature une tendance culturelle dont rendent largement compte – ce que le livre passe sous silence – certaines influences reçues de la civilisation chinoise, ainsi d’ailleurs qu’une élaboration historique proprement japonaise[14]. Largement compte, mais non point totalement compte ; car si l’introduction des schèmes esthétiques de la Chine (notamment la tradition de l’érémitisme mandarinal)[15], et leur transformation par la créativité japonaise, peuvent être datées et décrites avec une relative certitude, il n’en va pas de même quant aux dispositions profondes qui font que la thématique végétale a pu se développer à tel point dans l’esthétique japonaise.
            Les arguments que l’on invoque à ce sujet restent le plus souvent de l’ordre de ceux que nous livre Haga ; à savoir, tautologiquement, que c’est la beauté et la générosité de la nature qui feraient qu’on l’aime et la trouve belle. On ira même jusqu’à montrer que si les Japonais sont si attachés à la nature de leur pays, c’est par définition du fait que le Japon est très beau, et que « beau » (utsukushii 美しい) s’écrivait autrefois avec le caractère « amour », soit utsukushii 愛しい. Ces naïvetés circulaires ne font qu’illustrer une règle mésologique mise en lumière par Uexküll, à savoir que, l’environnement serait-il pessimal pour d’autres espèces, le milieu est toujours optimal pour l’espèce concernée, puisque c’est le sien propre et que son être en est indissociable. C’est ce même effet de médiance, ou de cosmophanie, qu’illustrait Platon – mais sans le savoir – lorsqu’il écrivit, dans les dernières lignes du Timée, cette phrase a priori surprenante : « très grand, très bon, très beau et très parfait (megistos kai aristos kallistos te kai teleôtatos), le Monde (ho kosmos) est né : c’est le ciel, qui est un (heis ouranos) et seul de sa race (monogenês) ». Le monde de l’humain Platon ne pouvait effectivement que mériter de tels superlatifs, puisqu’il était proprement humain : c’était la Umwelt humaine, celle propre à la seule race humaine, Platon ignorant encore les travaux d’Uexküll. Et de même, pour les Japonais, le Japon ne peut être qu’aristos kallistos (.美しい) puisque c’est leur propre fûdo !  Dans le moment structurel de leur propre existence, c’est le corps médial de ce qu’ils sont eux-mêmes, et, comme l’écrit Watsuji, le milieu de leur « découvrance de soi » (jikohakkensei 自己発見性)...

4. Chaînes sémiologiques et chaînes trajectives
Cela dit, le milieu n’étant justement pas l’environnement naturel, mais une certaine interprétation de ce même environnement par l’histoire, il nous faut aller plus loin que de simplement rappeler cette règle mésologique. Watsuji a mis en lumière que si le milieu est la chair de l’histoire, c’est l’histoire qui donne sens au milieu. L’histoire, en somme, est la suite indéfinie des prédicats P, P’, P’’ etc. selon lesquels est saisi le donné environnemental, la Umgebung, qui se trouve là en position de sujet logique S (ce dont il s’agit), produisant ainsi la réalité concrète du milieu ; soit r =  S/P : la réalité qu’est le milieu – la réalité – c’est S en tant que P.
            Ce n’est pas tout. La trajection qui fait que S apparaît, existe (ek-siste) concrètement en tant que P, soit la cosmophanie d’un certain monde (kosmos)[16], c’est un processus historique, lequel se formalise en chaînes trajectives où de nouveaux prédicats P’, P’’, P’’’ etc. viennent indéfiniment surprédiquer (réinterpréter) la réalité S/P ; soit la formule  (((S/P)/P’)P’’)/P’’’…, et ainsi de suite. Or ces chaînes trajectives sont homologues à ce que Barthes, dans ses Mythologies (1957), appelait « chaînes sémiologiques », lesquelles, indéfiniment, tendent à transformer l’histoire en mythe. On sait que, pour Barthes, un signe se définit par l’association d’un signifié Sé à un signifiant Sã  ; soit la formule signe = Sã/Sé, i.e. « signifiant en tant que signifié », laquelle est homologue à la formule r = S/P, i.e. « sujet en tant que prédicat ». On peut, de même, représenter[17] les chaînes sémiologiques barthésiennes comme les chaînes trajectives de la mésologie, soit (((Sã/Sé)/ Sé’)/ Sé’’)/ Sé’’’…, et ainsi de suite.          
            Or si les chaînes sémiologiques représentent la transformation de l’histoire en mythe, en quoi donc la réalité S/P se transforme-t-elle dans une chaîne trajective ? Toujours en réalité, certes, mais une réalité qui évolue historiquement, et dans laquelle – sauf catastrophe, qui ramènerait au point de départ – l’insubstance des prédicats P, P’, P’’ etc. est toujours plus prégnante. On voit en effet que, dans la formule susdite, il n’y a qu’un S initial, mais de plus en plus de P, P’, P’’ etc. Il faut ici rappeler, d’une part, que tant pour Aristote que pour Nishida le prédicat est insubstantiel, et d’autre part que, dans l’histoire de la pensée européenne depuis Aristote, le rapport substance/accident en métaphysique est homologue au rapport sujet/prédicat en logique. Bref, le sujet est substantiel, et le prédicat insubstantiel. Or, dans la chaîne trajective, le rapport S/P se trouve indéfiniment placé en position de sujet S’, S’’, S’’’ etc. par rapport aux prédicats ultérieurs P’, P’’, P’’’ etc. En somme, l’insubstance de P se trouve de plus en plus substantialisée, ce que l’on appelle en ontologie une hypostase.
            Qu’est-ce que cela signifie ? Que ce qui est dit à propos de S devient S. Les histoires qu’on raconte deviennent substance, les mots deviennent des choses[18]. Or cela, c’est le propre du mythe[19] ; et c’est bien cela que veut dire l’homologie des chaînes trajectives et des chaînes sémiologiques. Autrement dit, la réalité S/P est toujours tant soit peu mythique ; et c’est justement cette hypostase qui, indéfiniment, est à l’œuvre dans le moment structurel de l’existence : la médiance concrète de la réalité[20].
            Revenons maintenant au cas japonais.         

5. « Pensée forestière, pensée désertique »          
Le goût du végétal n’a pas manqué d’entraîner, dans l’esprit des Japonais, l’identification de certains des traits de leur culture à l’environnement dont ils ont fait leur milieu. Cette identification revient à confondre, en chaîne à la fois trajective et sémiologique, la manière (P) dont ils ont saisi cet environnement avec cet environnement lui-même (S). Cette hypostase, c’est l’essence mythique de ce que l’on appelle le déterminisme géographique, ou environnemental ; à savoir l’idée que les conditions naturelles détermineraient causalement les civilisations. Un bel exemple de ce déterminisme nous est fourni par le géographe Suzuki Hideo, exemple d’autant plus remarquable que Suzuki invoque expressément la mésologie de Watsuji pour justifier ses thèses, alors que Watsuji, dès la seconde phrase de Fûdo, récusait le déterminisme :

« Ce que vise ce livre, c’est à élucider la médiance en tant que moment structurel de l’existence humaine. La question n’est donc pas ici de savoir en quoi l’environnement naturel régit la vie humaine. Ce qu’on entend généralement par environnement naturel est une chose que, pour en faire un objet, l’on a dégagée de son sol concret, la médiance humaine. Quand on pense la relation entre cette chose et la vie humaine, celle-ci est elle-même déjà objectifiée. Cette position consiste donc à examiner le rapport de deux objets ; elle ne concerne pas l’existence humaine dans sa subjectité. C’est celle-ci en revanche qui est pour nous la question. Bien que les phénomènes médiaux soient ici constamment mis en question, c’est en tant qu’expressions de l’existence humaine dans sa subjectité, non pas en tant que ce qu’on appelle l’environnement naturel. Je récuse d’avance toute confusion sur ce point »[21].

            Or c’est précisément cette confusion que commet Suzuki, comme du reste la grande majorité des lecteurs de Fûdo, pour n’avoir pas saisi la distinction établie par Watsuji – à la suite d’Uexküll – entre milieu et environnement, fûdo et shizen kankyô, Umwelt et Umgebung. Alors que Watsuji montre que le milieu est une « entente-propre (jiko ryôkai 自己了解) » du sujet humain par lui-même, Suzuki ne voit là qu’une détermination causale de l’humain par l’environnement. Ainsi, la manière de penser devient un effet de l’environnement. Telle est la thèse soutenue par Suzuki dans un ouvrage intitulé Pensée forestière, pensée désertique (Shinrin no shikô, sabaku no shikô)[22], dans lequel sont contrastés, comme il est courant dans les nippologies, un modèle nippon et un modèle occidental. La raison occidentale serait fille du désert (celui du Proche-Orient, i.e. la tradition biblique). La pensée japonaise, elle, s’enracinerait, via le bouddhisme, dans la forêt de mousson. Si les Japonais n’aiment pas les grandes théories et font peu de grandes découvertes, c’est qu’ils penseraient sur le mode forestier, cumulativement, se bornant à la proximité, sans intérêt pour l’invisible. Cette pensée excellerait dans le particulier, pas dans le général. Sa vision du temps serait cyclique parce que, dans la forêt de mousson, la mort débouche toujours sur la vie, la pourriture devient exubérance ; d’où l’idée de transmigration. Etc. Le tableau ci-dessous résume cette théorie :

                       FORÊT                                                          DÉSERT
            Vue de près (le particulier)                  Vue de loin (le général)
            Pourriture : vie                                               Dessèchement : mort
            Temps cyclique                                              Temps linéaire
            Analyse                                              Synthèse
            Complexité, accumulation                  Simplicité, disjonction
            Bouddhisme                                        Christianisme
            Orient                                                Occident

            L’auteur, qui était d’abord climatologue, appuie ces conceptions sur des développements de paléo-climatologie relativement poussés, et du reste de bonne venue. Il commet typiquement l’erreur du scientisme, laquelle est de dévoyer le discours du naturalisme par une extrapolation inconsidérée de la causalité aux faits culturels, dans lesquels intervient toujours le symbolique, i.e. la métaphore. Le lien causal que Suzuki établit entre l’environnement écologique et les mentalités ne résisterait pas à la moindre investigation sérieuse dans l’histoire des idées. Cela dit, les dispositions mentales qu’il qualifie de « pensée forestière » constituent un ensemble assez cohérent, que je ne discuterai pas ici en lui-même. Le problème, c’est de savoir quel lien cela peut bien avoir avec la forêt de mousson ; car pour la mésologie, qui récuse le métabasisme[23], il y a là nécessairement un lien. Excluons d’emblée un lien causal : les milieux ne fonctionnent pas selon des chaînes causales, ils fonctionnent selon des chaînes trajectives, par hypostase et mythification de l’histoire, mais toujours avec une base qui n’est autre que la substance tellurique de la Terre, autrement dit l’environnement ; soit ici la forêt de mousson. Alors comment la forêt de mousson (S) , par enchaînement trajectif,  est-elle devenue « pensée forestière » (P) ?

6. « Pensée forestière » et mésologie
Je n’ai pas la réponse, laquelle ne serait autre qu’une minutieuse histoire de la pensée en Asie orientale : l’histoire plurimillénaire de tous les chaînons de la chaîne trajective par laquelle S a été saisi comme P, puis P’, P’’ et ainsi de suite, tout en maintenant indéfiniment un contact vécu, concret avec l’environnement objectif (S). Un contact toujours immédiat, tout en étant aussi toujours médié par la longue histoire de cette chaîne trajective, c’est-à-dire par un certain milieu (S/P).
            Ce « médiat immédiat », c’est bien le nœud de la question. Il va de soi qu’en logique aristotélicienne, le médiat ne peut pas être immédiat ; car A ne peut pas être non-A, et il n’y a pas de tierce possibilité. C’est le principe du tiers exclu, qui a dominé la pensée occidentale jusqu’à ce que la réalité quantique nous oblige à penser autrement. A peut aussi être non-A, une onde peut aussi être un corpuscule, et le chat de Schrödinger peut à la fois être vivant ou mort. Cela dépend du dispositif expérimental, et à cet égard, il y a d’intéressantes analogies à faire entre les chaînes trajectives de la mésologie et ce que les physiciens appellent « chaînes de von Neumann »[24] ; mais je ne m’aventurerai pas plus avant dans ce domaine, que je ne maîtrise pas.       
            Je mentionnerai seulement qu’en Asie orientale, et spécialement dans le bouddhisme du Grand Véhicule, le principe du tiers exclu n’a pas régné aussi rigoureusement qu’il l’a fait en Occident[25]. L’on y a volontiers pratiqué le tétralemme, où A peut aussi être non-A. Peut-être est-ce effectivement lié à la forêt de mousson, où la vie tant végétale qu’animale est bien plus riche et variée qu’elle ne l’a jamais été dans les forêts d’Europe occidentale (du moins depuis les glaciations), et peut-être cela prédisposait-il ses premiers occupants Sapiens à reconnaître l’infinie variété des possibles ; mais cette possible prédisposition, il a fallu nécessairement qu’à un certain chaînon de la chaîne trajective, elle devienne un dispositif, un habitus conduisant la pensée elle-même à évoluer dans un certain sens. Quand, comment et pourquoi, nous ne le saurons jamais, parce qu’il n’en reste pas trace. Alors, tout ce que nous pouvons faire, c’est interpréter à notre tour, i.e. surprédiquer l’héritage que nous avons de cette chaîne trajective.
            À titre purement hypothétique[26], donc, je verrais l’un des premiers indices de cette disposition à la pensée complexe dès le IIe millénaire avant notre ère, dans les hymnes védiques, lesquels en effet révèlent une conscience de la langue dont les principes sont étrangers au logos. La petite introduction au sanskrit de Filliozat rapporte par exemple la strophe suivante (Ṛgveda VIII, 11) : 

« Les dieux ont engendré la déesse Parole (vācam). Les créatures de toutes formes la parlent. Puisse cette Parole, aimable, vache nous donnant son lait de force et de sève, bien louée, venir près de nous » [27].

            Ladite « parole » (vāc) est rituelle. Sa valeur religieuse met en ordre le monde, elle cosmise l’environnement. Le mot vāc vient d’une racine indo-européenne, WEK, indiquant l’émission de la voix, qui a par ailleurs engendré notamment le grec epos et le latin vox ; d’où le français épique, épopée, voix, vocable, avocat, aveu, révoquer, etc. Réalités humaines s’il en fut… Or que nous dit l’hymne en question ? Que cette parole, toutes les créatures la parlent ! Que toutes, en somme, sont des zôa logon echonta – des animaux possédant la parole, si une telle chose pouvait se penser en grec, hormis dans les fables…
            Cette lointaine prémonition de ce que la biosémiotique mettra en lumière à la fin du XXe siècle, à savoir que la transmission de sens est coextensive à la vie, ne fait pas que rapprocher l’humain des autres vivants (ce qui, à n’en pas douter, entretiendra quelque rapport avec l’idée de transmigration) ; c’est aussi, plus particulièrement, refuser d’abstraire la parole du reste des phénomènes. Empêcher donc le logos de s’en aller tout seul, et parier plutôt sur la concrescence, l’aller-avec des mots et des choses… La même disposition s’affirme dans la poétique japonaise, qui entend ne pas séparer le waka和歌 (« poésie japonaise ») des autres manifestations de la vie, comme en témoigne la fameuse introduction de Ki no Tsurayuki au Recueil de poèmes anciens et modernes (Kokin waka-shû, compilé vers 905) : « À écouter la fauvette qui chante parmi les fleurs ou la grenouille qui gîte dans les eaux, on voit qu’il n’est pas d’être vivant qui ne chante son chant /ne compose de poème (iki toshite ikeru mono izure ka uta wo yomazarikeru) »[28].
            D’une foulée téméraire, je rapprocherai donc ladite strophe de l’une des stances les plus fameuses du Traité du Milieu (II, 8) de Nāgārjuna, texte fondateur du bouddhisme du Grand Véhicule. Dans la traduction de Guy Bugault[29], celle-ci s’énonce :

« Tout d’abord, celui qui marche ne marche pas, pas davantage celui qui ne marche pas ».

            Que « celui qui marche ne marche pas », gantā na gacchati[30], voilà qui répugne au logos. À juste titre, du moins dans la dimension régalienne que celui-ci s’est arrogée. Or qu’en est-il si vous considérez l’ensemble complexe mais unitaire du phénomène de la marche ? Autrement dit, la réalité ? Pouvez-vous y distinguer – y discrétiser – l’agent de mouvement du mouvement lui-même ? Non. L’absurdité apparente de ce paradoxe, « celui qui marche ne marche pas », ne se définit qu’à partir du moment où, de cette concrescence qu’est le phénomène de la marche, la langue abstrait d’une part un sujet (le marcheur), de l’autre un verbe (marcher) ; puis la logique, à son image, un sujet d’une part (le marcheur), de l’autre un prédicat (marcher) ; soit, se donnant libre cours, les structures mères du logos européen, S-V-C[31] et S-P. C’est justement cette « fiction logico-grammaticale » (l’expression est de Bugault, p. 55) que Nāgārjuna entend défaire. Or comment ne pas voir que son intention s’apparente au parti susdit : refuser d’abstraire la parole du reste des phénomènes, et reconnaître la complexité unitaire de la réalité ?
            Dire que le logos discrétise (décompose analytiquement) la concrescence de la réalité, c’est dire du même pas qu’il dénoue l’aller-avec des mots et des choses, autrement dit qu’il désymbolise[32], dépoétise, dévitalise. Au fil de l’histoire, cette tendance finira par engendrer le dualisme mécaniciste moderne, pensée non forestière s’il en fut, c’est-à-dire étrangère à la vie. Ne nous étonnons pas que, vue du Japon, cette pensée puisse être qualifiée de « désertique »…

Palaiseau, 24 janvier 2017.



[1] Jacques TASSIN, À quoi pensent les plantes ?, Paris, Odile Jacob, 2016.
[2] Jakob von UEXKÜLL, Milieu animal et milieu humain, trad. par Charles Martin-Freville, Paris, Rivages, 2010 (Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen, 1934) ; WATSUJI Tetsurô, Fûdo, le milieu humain, trad. par Augustin Berque, Paris, CNRS, 2011 (Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu, 1935) ; Augustin BERQUE, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2008 (2000) ; Id., La Mésologie, pourquoi et pour quoi faire ?, Nanterre La Défense, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014. 
[3] Werner HEISENBERG, La nature dans la physique contemporaine (Das Naturbild der heutigen Physik, 1955), Paris, Gallimard, 1962, p. 33-34.
[4] André LEROI-GOURHAN, Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.
[5] Je reprends ci-après quelques passages de mon livre Le Sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1997 (1986), p. 94 sqq.
[6] Sous occupation russe depuis 1945.
[7] UEYAMA Shunpei et al., Shôyô jurin bunka, Tokyo, Chûô kôron sha, vol. I, 1969, vol. II, 1976.
[8] Dans cet article, les noms japonais sont donnés dans l’ordre normal en Asie orientale, patronyme en premier.
[9] Tokyo, Fuzanbô, 1907.
[10] Op. cit., p. 91
[11] Les mêmes caractères peuvent aussi se lire ebi iro, couleur moins foncée que le budô iro.
[12] Composé de miso (soja fermenté), œuf, pâte de riz sucré ; de couleur jaune avec un parement de couleur chocolat.
[13] Les ryokan 旅館, hôtels à la japonaise, que la langue distingue des hôtels à l’occidentale, hoteru ホテル.
[14] Pour plus de détails, v. Le Sauvage et l’artifice, op. cit.
[15] Sur ce thème, v. mon Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010, 2016.
[16] Je dois l’idée de « monde prédicatif » (jutsugo sekai 述語世界) à la « logique du prédicat (jutsugo no ronri 述語の論理) » –  dite aussi « logique du lieu (basho no ronri 場所の論理) » de Nishida Kitarô (1870-1945). Sur ce thème, v. Augustin BERQUE (dir.) Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2000, 2 vol. ; et plus particulièrement du point de vue mésologique, mon Écoumène, op. cit.. Dans la formule r = S/P, S est le donné environnemental, P un certain monde (la manière de saisir S), et S/P (S en tant que P) la réalité du milieu.  
[17] Barthes lui-même adoptait un autre mode de représentation, mais qui revient strictement au même. J’adopte volontairement la même formulation que pour mes chaînes trajectives, lesquelles, en retour, pourraient aussi être représentées à la façon barthésienne.
[18] J’ai montré par exemple, dans Histoire de l’habitat idéal, op. cit., comment ce qui à l’origine n’était qu’un mythe – celui de l’Âge d’or en Europe, celui de la Grande Identité (Datong 大同) en Chine – est devenu, en trois mille ans d’histoire, d’abord paysage, puis jardin paysager, puis pavillon suburbain, puis étalement urbain, pour aboutir, avec l’urbain diffus, à jouer un rôle substantiel dans le réchauffement de la planète Terre.  
[19] En particulier des religions, comme le début de l’évangile selon saint Jean l’exprime superbement : Au commencement était le Verbe (i.e. P), et le Verbe était auprès de Dieu (pros ton Theon, ce qu’on peut aussi bien comprendre comme « au sujet de Dieu »), et le Verbe (P) était Dieu (S, la substance absolue).
[20] Hypostase au sens éventuellement le plus matériel. Pour la mésologie, c’est là en effet comment fonctionnent – i.e. trajectivement – non seulement l’histoire, mais l’évolution, comme j’ai essayé de le montrer dans Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014. V. également la postface (« La mésologie d’Imanishi ») de ma traduction d’IMANISHI Kinji, La Liberté dans l’évolution. Le vivant comme sujet, Marseille, Wildproject, 2015 (Shutaisei no shinkaron, 1980).
[21] Op. cit., p. 35 de la traduction.
[22] Tokyo, Nippon Hôsô Shuppan Kyôkai, 1978.
[23] J’appelle ainsi le constructivisme absolu qui aboutit à fermer sur eux-mêmes les systèmes de signes, sans plus de lien avec la nature, à la façon de Derrida et plus largement de la French theory.
[24] Sur ce thème, v. Bernard d’ESPAGNAT, Traité de physique et de philosophie, Paris, Fayard, 2002, p. 128.
[25] Sur ce thème, v. YAMAUCHI Tokuryû, Rogosu to renma (Logos et lemme), Tokyo, Iwanami, 1974. Trad. française par A. Berque à paraître aux éditions du CNRS.
[26] Je reprends ci-après un passage de mon Poétique de la Terre, op. cit., chap. VII, « Admettre le tiers ».
[27] Pierre-Sylvain FILLIOZAT, Le sanskrit, Paris, PUF, 2010 (1992), p. 17.
[28] Traduction Jacqueline PIGEOT, Questions de poétique japonaise, Paris, PUF, 1997, p. 9. Le ka de waka 和歌 se lit également uta et signifie à la fois « chant » ou « poème ».
[29] NĀGĀRJUNA, Stances du milieu par excellence. Traduit de l’original sanskrit, présenté et annoté par Guy Bugault, Paris, Gallimard, 2002, p. 61.
[30] Pour le texte sanskrit, je me réfère à l’édition quintilingue (sanskrit, tibétain, chinois, japonais, allemand) de Teramoto, Chûron 中論 (Traité du milieu), Tokyo, 1977 (1937), p. 40, qui écrit ici ganatā au lieu de gantā ; mais on cite plus couramment la forme gantā. Le mot est de même racine que l’allemand gehen ou l’anglais go ; d’où les traductions habituelles der Geher geht nicht, et a goer does not go.
[31] Il n’y a certes pas ici de complément (C), mais cela n’affecte pas la structure, qui est prête à en recevoir.
[32] Ce qui, en l’occurrence, donne au logos un je-ne-sais-quoi de dia-bolique… Mais ne renions quand même pas ce qui a fait la modernité ! D’autant que ce sont les deux reines de la science moderne, la physique et la biologie elles-mêmes, qui permettent aujourd’hui de fonder dans la nature la trajectivité et les chaînes trajectives. Quant à l’Asie, le taoïsme, tout autant que le bouddhisme, a préféré au dualisme la « com-préhension » ; témoin ce passage du Zhuangzi (Qiwulun, II, 1) : « Le grand savoir embrasse, le petit savoir sépare » (da zhi xianxian, xiao zhi jianjian 大知閑閑、小知閒閒).