mercredi 8 mars 2017

Imintanout / Augustin Berque

Top Afri North Morocco South Atlas Moutains
(TimeLife)
Proposé à EspacesTemps
Imintanout
d’un questionnement de Jacques Lévy
à la Femelle obscure
par Augustin Berque

La série de films pédagogiques Un chercheur, un lieu / Placing a space thinker, réalisée par Jacques Lévy, s’articule à dix questions que l’on trouvera ci-après dans l’ordre de 1 à 10. Le chercheur était en l’occurrence Augustin Berque, et le lieu Imintanout, au pied du Haut-Atlas occidental sur l’itinéraire de Marrakech à Agadir. Le tournage a été réalisé le 19 avril 2014. Le présent texte reprend sous une forme plus élaborée les réponses d’Augustin Berque à Jacques Lévy dans le film.

1. Pourriez-vous vous présenter en quelques mots ?
            De prénom, je m’appelle Augustin, ce qui en l’occurrence a doublement lieu d’être. En premier lieu, nous sommes ici en Berbérie, et Aurelius Augustinus – saint Augustin – était Berbère. Il est connu en arabe et en berbère comme Qaddis Oghistin (saint Augustin). En second lieu, ce prénom embraye à mon patronyme, Berque, nom landais qui en gascon veut dire « le Brèche-Dent ».
Ma famille, côté paternel, est effectivement originaire des Landes, où Augustin était un prénom fréquent. La fête patronale de notre village ancestral, Saint-Julien-en-Born, tombe la saint-Augustin (le 28 août). Cela nous ramène au Maghreb, car Augustin était aussi le prénom de mon grand-père paternel, qui fut Directeur des affaires indigènes au Gouvernement général de l’Algérie. Personnellement, je suis géographe et orientaliste, spécialiste du Japon devenu philosophe avec l’âge – je suis né en 1942 à Rabat –, et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), où j’ai gardé un séminaire de mésologie après ma retraite. S’il me faut quelque titre de gloire, j’en énumérerai trois, et pour l’instant celui-ci : d’avoir été le premier occidental à recevoir, en 2009, le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie. Fukuoka est une ville du sud du Japon, dont elle a été historiquement la porte vers le continent, et qui a tenu à marquer cet héritage par l’institution dudit prix en 1991.

2. Où sommes-nous ?
            Nous sommes à Imintanout, ce qui en berbère veut dire « la porte (imi) du (n) petit puits (tanout) ». La porte, vous la voyez (fig. 1) : c’est cette cluse dans les calcaires jurassiques par laquelle l’asif Imintanout (l’oued d’Imintanout) sort de la montagne pour irriguer le Dir, le piémont de l’Atlas. C’est la porte par laquelle est passé historiquement l’itinéraire de Marrakech à Agadir. Il est devenu piste carrossable sous le Protectorat, puis route nationale ; mais construite voici quelques années, l’autoroute l’a évitée. Elle passe plus à l’ouest, ce qui a porté un rude coup aux commerces d’Imintanout.
            Cette porte par laquelle, sous la forme de l’eau, la vie sort de la montagne, on pourrait l’appeler en arabe Foum el ma, « la Porte de l’eau » ; ce qui me permettra un rapprochement hardi avec Foulma[1], le nom de l’association grâce à laquelle nous sommes ici aujourd’hui. C’est Foulma qui a pris les contacts et autorisations nécessaires pour que nous puissions faire ce tournage. Cette association s’est créée en 2004 dans le douar des Aït Mhand, en pays Seksawa, dans une haute vallée qui descend du Tabgourt (3206 m). « Foulma » est un toponyme en amont de cette vallée, dont les fondateurs de l’association donnent symboliquement comme étiologie l’arabe Fouq el ma, « au-dessus de l’eau », ce qui voudrait dire que le sous-sol est là riche en aquifères. Cette étymologie est peu probable linguistiquement, car on est là en pays chleuh (tachelhit), mais elle fait sens pour l’association, qui s’est donné pour tâche le développement local, avec des projets concernant aussi bien la protection de l’environnement que l’éducation ou l’émancipation

Fig. 1. La cluse d’Imintanout en janvier 2005 (photo Francine Adam). Au fond, le djebel Gourzatine ou (de l’autre côté) adrar Wagrarad (2903 m). NB : vers 1950, l’agglomération était plus petite, plus basse, et les minarets n’existaient pas.

féminine. Tout cela commence en effet par l’eau, c’est-à-dire par la vie. Et c’est cet aspect primordial du développement local qui m’a valu mon second titre de gloire : celui d’être devenu toponyme de mon vivant, car il y a depuis 2007, aux Aït Mhand, un lieudit « Point d’eau Augustin Berque », avec une plaque en français. L’association avait initialement pris contact avec moi en 2005, alors que je me trouvais en délégation dans un institut de recherche japonais, le Nichibunken de Kyôto ; titre auquel je cumulais  mon salaire de l’EHESS en France avec un autre au Nichibunken, ce qui m’a permis de faire un don à Foulma. Voilà comment Augustin Berque, à sa manière, par ses racines en Hespérie (la demeure des Hespérides, filles d’Atlas et de la Nuit comme le disait Hésiode) mais non sans un détour au pays de la Racine du Soleil, Nippon 日本 (le Japon), est à son tour devenu imintanout, une petite porte de l’eau... Vision assez cosmologique !
            Quant à la cosmicité, ce point d’eau – cette tanout – aux extrémités occidentales du Haut-Atlas rejoint en effet pour moi, aux extrémités orientales de l’Asie, une autre porte de l’eau et de la vie, celle que le taoïsme a nommée la « Femelle obscure », Xuanpin  :   

            谷神不死         Gu shen bu si                 Le génie de la vallée ne meurt pas
            是謂玄牝         Shi wei Xuanpin             On l’appelle la Femelle obscure
            玄牝之門         Xuanpin zhi men                        La porte de la Femelle obscure
            是謂天地根     Shi wei tian di gen                      S’appelle la racine du ciel et de la terre
            綿綿若存         Mianmian ruo cun                      Comme file un fil elle dure
            用之不勤         Yong zhi bu jin               En user ne l’épuise[2]

            Cette « Femelle obscure », c’est la puissance d’engendrement de la nature. Ce n’est pas autre chose qu’a représenté Courbet dans ce tableau fameux, initialement sans titre mais que l’on a surnommé L’Origine du monde ; et ce à juste titre, car dans une cosmologie humaine, les lèvres qui donnent la vie au zôon logon echôn, cet « animal qui parle » et que nous sommes tous, n’engendrent pas seulement les lèvres engendrant la parole qui à leur tour diront le monde, kosmolegein ; dans un paysage comme celui-ci, justement, elles répondent aussi bien à l’engendrement de la vie par la « porte de la Femelle obscure », Xuanpin zhi men. La cluse d’Imintanout, pour moi, ce n’est pas seulement l’eau d’un torrent qui sort de l’Atlas ; c’est aussi la porte de la parole – awal en berbèrequi aujourd’hui me permet de dire ces choses à propos de ce paysage ; et cela parce que, le temps venu, il m’a de plus en plus fait penser aux lèvres de la Femelle obscure. Microcosme et macrocosme, le corps et le paysage, dans un monde humain, se répondent en boucle, indéfiniment.
            Ce paysage qui au fil du temps est pour moi devenu un corps, je l’ai sous les yeux chez moi quotidiennement dans un tableau peint par ma mère au printemps 1952 (fig. 2) :

Fig. 2. La cluse d’Imintanout au printemps 1952. Huile sur bois de Lucie Berque-Lissac. Au premier plan, les jumeaux Maximilien et Emmanuel (taches roses) avec leur nounou Dada (en rouge).

La montagne que vous y voyez tout au fond était alors couverte de neige ; elle ne l’est pas cette année, car la neige a fondu plus tôt et il a moins neigé qu’autrefois. Cette montagne, c’est le djebel Gourzatine (2903 m), également appelé côté sud, sur le versant opposé, adrar (« montagne », en berbère) Wagrarad. La signification de ces deux toponymes n’est pas claire, mais on y reconnaît le radical gr, qui signifie « au milieu de, entre »[3]. Vu d’ici en effet, le Gourzatine est bien au milieu, encadré qu’il est par le mont Bou Ibawen à gauche, et à droite par l’extrémité orientale des monts Lemgo – que nous surnommions autrefois « les Pattes d’éléphant » –. Cette montagne, dans mon enfance, incarnait des lointains inaccessibles, source première de l’eau de fonte des neiges qui alimente au printemps l’asif Imintanout. Plus tard, elle a rejoint pour moi le Kunlun, où la cosmologie taoïste fait non seulement résider la Femelle obscure, mais localise également l’origine du souffle cosmique, ou souffle vital, qu’on appelle en chinois le qi , et qui anime à la fois le monde et le corps humain. Le mot Kunlun 崑崙 est en effet de même racine que Hundun 混沌, l’œuf primordial et le chaos d’où est issu le monde[4].
            Ce paysage matriciel que sont pour moi Imintanout et le Gourzatine n’est pas seulement le souvenir d’un ancrage de mon enfance ; le Gourzatine est aussi, par son aspect comme par son nom, devenu pour moi le symbole de l’intervalle qui est entrelien, cet aida dont Watsuji Tetsurô[5] a fait le soubassement de sa mésologie, fûdoron 風土論. Le sinogramme , qui représente cet entrelien cosmogénétique, se compose des deux éléments , « porte à deux battants », et, le soleil (ou dans une graphie plus ancienne la lune, ) qui luit entre ces deux battants. Dans le paysage d’Imintanout, les deux battants de la porte sont à gauche le Bou Ibawen et à droite le Lemgo, et l’on entr’aperçoit au fond le Gourzatine, la montagne médiale qui aura soutenu ma propre mésologie – comme d’autres ont eu leur Zauberberg, leur montagne magique  
              Mais j’oublie injustement une dernière montagne, celle que vous avez plus près de nous à gauche, le mont Ourgouz (1485 m). Dans mon enfance, il était nu, et sa couronne, une falaise

Fig. 3. Le souq d’Imintanout en 1952. Gouache de Pierre Lissac (mon grand-père maternel). Vue prise en direction du mont Ourgouz, dont on voit les premiers contreforts. Derrière les tentes du premier plan, on reconnaît de gauche à droite Jacques Berque (cravate de travers), ma soeur Valérie alors âgée de 8 ans (chemisette orange) avec notre nounou Dada (vêtement mauve) et tout à droite, avec un mokhazni, M. Châtelain, qui dirigeait l’agence locale des Eaux-et-Forêts, et qui a, entre autres, reboisé l’Ourgouz.
de calcaire roussâtre, apparaissait dans toute sa splendeur. Il est aujourd’hui couvert d’arbres qui l’ont un peu effacée, des pins qui furent plantés du temps de mon père par les services de M. Châtelain, l’agent local des Eaux-et-Forêts, dont les filles étaient nos camarades de classe. Si le Gourzatine est devenu avec le temps ma montagne médiale, c’est l’Ourgouz en revanche qui aura été ma montagne tutélaire, celle où s’est appuyée mon enfance. Je la voyais tous les jours en allant à l’école, et de plus près encore en allant à la piscine, qui était un réservoir d’irrigation bâti sur ses premiers contreforts (fig. 3).

3. Quand et comment avez-vous rencontré ce lieu ?
            C’est à la fois de la grande et de la petite histoire. La petite histoire, c’est la mienne, celle d’un enfant qui venait d’avoir cinq ans lorsque, avec ses parents, il est arrivé ici à l’automne 1947, et qui en avait presque onze lorsqu’il en est parti, l’été 1953. Accessoirement, je me souviens que cette année 1947 est la première dont j’aie pris conscience comme telle. Je m’entends encore dire « on est en 1947 » – et j’en étais très fier – en discutant avec ma sœur aînée, Marie-Salsa (encore un nom berbère…) et deux camarades de classe, Nicole Châtelain et Colette Lafont, à l’entrée de l’école, un jour de pluie d’automne…
            La grande histoire, c’est celle du Maroc, alors sous protectorat de la France. Mon père, Jacques Berque (1910-1995), y a fait une carrière d’administrateur territorial, comme « contrôleur civil ». Après des débuts dans le bled,  il était en 1944 affecté à la Résidence de Rabat, lorsque eurent lieu les premières manifestations pour l’indépendance. Il eut donc à rédiger un rapport sur la question de l’ordre au Maroc ; et dans ce rapport officiel, il osa cet imparfait du subjonctif : « L’ordre, au Maroc, serait que nous n’y fussions pas ». Cela lui valut d’être limogé aux confins du makhzen, dans une circonscription jusque-là militaire, que l’on « civilisa » pour lui à l’automne 1947 : la circonscription d’Imintanout. Ce limogeage fit basculer sa carrière. C’est là en effet que, de 1947 à 1953, il prépara la thèse qui, après un intermède de deux ans à l’UNESCO en Égypte, devait lui valoir d’être élu professeur au Collège de France en 1956 : Structures sociales du Haut-Atlas[6].
            Le souvenir que mon père a laissé dans cette région[7] est indirectement ce qui m’a permis d’y revenir à quatre reprises. La première fois, c’était incognito, l’été 1988. Je n’étais pas revenu à Imintanout depuis 1953, et je photographiais à tour de bras ces lieux de mon enfance, y compris les bâtiments du Bureau que jadis avait dirigé mon père ; ce qui me valut d’être arrêté par un mokhazni et traduit séance tenante devant le caïd des Seksawa (le pacha d’Imintanout étant alors absent). Explications données, celui-ci me montre la thèse de mon père sur l’étagère qui lui fait face : « Je la consulte souvent, elle me permet de comprendre ces populations que je dois administrer ». C’est, en substance, à peu près ce que nous a répété hier le gouverneur de la province de Chichaoua, dont aujourd’hui dépend Imintanout. Plus. À mon second passage, en janvier 2005, où cette fois j’étais annoncé officiellement par l’Ambassade de France et accompagné du géographe Nadir Boumaza, alors directeur du Centre Jacques Berque de Rabat, j’avais demandé à revoir le sanctuaire de Lalla Aziza – cœur spirituel de la région – ; et dans la salle même du tombeau de la sainte, j’ai entendu ces mots: « Jacques Berque a été l’un des fondateurs de la nation marocaine ». Voilà qui n’est pas commun, s’agissant d’un administrateur colonial… Et c’est ce qui, d’écho en résonance, a permis que nous soyons ici aujourd’hui.  

4. Pourquoi ce lieu est-il important pour vous ?
            Imintanout, ce fut longtemps pour moi le lieu onirique du retour après l’arrachement. L’arrachement, ç’avait été de le quitter, en août 1953. Des décennies durant, j’ai rêvé que j’y étais revenu. Je l’ai fait si souvent, ce rêve, qu’à la longue je savais dans le rêve que c’était un rêve. Puis, la soixantaine venue, j’ai cessé de le faire. C’est qu’en janvier 2005, j’ai non seulement revu Lalla Aziza, où l’on nous a fêtés comme on l’aurait fait soixante ans plus tôt, mais, avec Francine, ma femme, nous avons été chaleureusement reçus dans la maison du pacha Youssef Ouafki, celle-là même où j’avais passé mon enfance, et qu’en 1988 je n’avais pu voir que du dehors. Le pacha nous en a fait visiter toutes les pièces, et au jardin, sur les minuit, j’ai même pu grimper à l’arbre pour cueillir un pamplemousse. On ne fait pas mieux contre les rêves, puisque c’était aussi fort qu’un rêve… 
            L’importance pour moi d’Imintanout, cependant, n’est pas que de retour à la matrice et nostalgie de l’enfance. Elle s’est construite aussi au cours de ma vie active, en Extrême-Orient, dans l’entrecroisement de la grande et de la petite histoire. La grande histoire, ce fut l’éclatement de la Révolution culturelle en Chine (1966), qui a rendu impossible que j’aille faire ma thèse au Xinjiang (le Turkestan chinois), comme je l’envisageais parce que ces confins de l’Orient et de l’Occident (par la Route de la soie et le royaume grec de Bactriane) fascinaient l’apprenti sinologue que j’étais jusque-là. Cette impossibilité me détourna vers d’autres confins, ceux du monde japonais vers le nord ; et ce n’est donc pas sur le Xinjiang, mais sur Hokkaidô que j’ai fait ma thèse[8]. Ces expériences, répétant celle d’Imintanout et d’autres éloignements encore, m’ont fait me poser comme un homme des confins ; ce que je symbolise par les sinogrammes que j’ai choisis, du temps où je vivais à Sapporo (entre 1970 et 1974), pour transcrire la prononciation japonaise de mon patronyme, Beruku : 辺留久. Cela signifie « celui qui demeura () longtemps () au bout du monde () ».
           L’idée sous-jacente, c’est que d’avoir fréquenté le bout du monde aide à voir les choses autrement que ceux qui y demeurent plongés. Pour un chercheur, c’est utile, mais ça peut ne pas marcher ; car le bout du monde, encore faut-il en revenir…
                     
5. Comment ce lieu vous a-t-il changé ?
            Il m’a changé d’abord par l’arrachement. Partir d’Imintanout, ce fut pour moi mourir beaucoup. Mais d’être ainsi forcé de sortir de ce qui avait été ma vie, cela a commencé à me faire exister : proprement ek-sister, me tenir debout hors de moi-même. Quitter Imintanout, la maison du chef de circonscription avec son immense jardin plein de pommes d’or des Hespérides – pour moi, c’étaient les mandarines dont je me goinfrais en revenant de l’école –, et dont j’avais grimpé à tous les plus grands arbres pour y graver tout en haut mes initiales, ce fut pour moi la Chute : être chassé hors du jardin d’Éden. Et ce, en outre, vers le Caire, c’est-à-dire à l’est d’Éden… Un début de Drang nach Osten que j’ai poursuivi plus tard à l’est d’Aden, alors que mon père, arabisant, était resté à l’ouest. Moi, je me suis lancé dans le chinois, puis dans le japonais. C’est cette assurance d’avoir ainsi mes propres arrières, là-bas en Asie orientale, qui me permet aujourd’hui de revenir ici avec sérénité, toute nostalgie assouvie.

6. De vos travaux principaux, lesquels ce lieu a-t-il influencés ?
            Tous l’ont été plus ou moins, et sans doute de plus en plus. Ma mésologie – l’étude des milieux telle que je la conçois – repose en effet de plus en plus explicitement sur l’idée d’arrachement et de retour avec un plus ; à savoir non pas au point de départ, comme dans un éternel retour, mais pour ainsi dire dans une ourobore en spirale. Retour à l’aurore de l’Ur (l’originaire), mais aussi toujours plus outre. C’est le retour onirique à Imintanout, mais dans un rêve qui sait qu’il est un rêve, et fait ainsi des rêves précédents une donnée objective. Cela m’a donné lieu au concept de trajection, que je considère comme mon troisième titre de gloire (il fallait bien que j’y vienne !). Celui-là en effet n’est pas seulement une traduction, si inventive soit-elle, comme l’est le concept de médiance par lequel j’ai rendu la fûdosei 風土性 watsujienne[9], en travaillant à partir de la définition que Watsuji en a donnée lui-même : « le moment structurel de l’existence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機). Pour emprunter le vocabulaire de Leroi-Gourhan[10], la médiance, c’est la complémentarité dynamique entre les deux « moitiés » (en latin medietates, d’où médiance) qui font un être humain : son « corps animal » individuel, et son « corps social » constitué par l’extériorisation et le déploiement des fonctions de ce corps animal en systèmes techniques et symboliques, lesquels, comme le langage, sont nécessairement collectifs. Je me démarque toutefois de Leroi-Gourhan sur le point suivant : pour moi, si la technique extériorise en effet les fonctions du corps animal, le symbole au contraire est ce qui rapatrie ce corps social dans le corps animal, sous forme de connexions neuronales. Car s’il n’y avait qu’extériorisation, le monde nous échapperait sans fin, et nous n’aurions justement pas de monde pour y exister – y ek-sister. Ce monde où nous existons réellement, c’est ce que j’appelle notre corps médial, c’est-à-dire notre milieu ; lequel n’est pas seulement technique et symbolique ; il est éco-techno-symbolique, puisqu’il s’inscrit et se manifeste nécessairement dans les écosystèmes.
            Ce va-et-vient d’extériorisation par la technique et d’intériorisation par le symbole, donc ce qui produit notre médiance, c’est ce que j’appelle la trajection. Cela ne produit pas seulement notre médiance, cela fait exister les choses en tant que quelque chose ; c’est-à-dire concrètement, et non pas, abstraitement, dans l’en-soi d’un objet. Ce faire-exister – ce faire-ek-sister –, c’est ce que j’appelle le déploiement écouménal[11]. Le pétrole, par exemple, va exister en tant que ressource (du carburant, etc.), alors qu’en soi, il n’est qu’une donnée de la géologie. En soi, le pétrole relève de ce qu’Uexküll[12] appelle Umgebung : le donné environnemental brut, qui comme tel n’existe pas pour l’animal. Pour qu’une chose existe, il faut qu’elle soit trajectée (Montaigne employait ce verbe au sens de « transporter ») en termes de milieu – autrement dit de ce que la mésologie (Umweltlehre) d’Uexküll a nommé Umwelt – par un certain interprète : l’être vivant dont c’est justement le corps médial. C’est dire que, dans un milieu vivant, et en particulier dans un milieu humain, les choses sont trajectives, et non pas de purs objets, non plus que de pures représentations subjectives.
            Ce processus qui fait exister les choses comme telles, la trajection, se compose de deux phases : l’une par laquelle une chose est assumée en tant que quelque chose (ce qui, dans l’en-tant-que écouménal, relève de quatre grandes catégories ou prédicats : ressources, contraintes, risques, agréments), l’autre par laquelle ces prédicats, en soi insubstantiels, sont hypostasiés (substantialisés) en réalités concrètes. L’en-tant-que ressource qu’est prédicativement le pétrole, par exemple, s’incarne substantiellement en gasoil, en sacs plastiques, etc. ; lesquelles hypostases, à leur tour, seront le support (l’hupokeimenon, i.e. le sujet substantiel) de nouvelles assomptions, et ainsi de suite. Ces suites d’assomptions et d’hypostases de ces assomptions, c’est ce que j’appelle chaînes trajectives, où les assomptions successives tablent sur les assomptions antérieures comme le rêve du retour à Imintanout pouvait tabler sur les rêves antérieurs, et ce faisant les hypostasier en données substantielles, matières premières pour le rêve lui-même.
            Au fond, la première phase de la trajection – assumer une chose en tant que quelque chose, par exemple en la nommant –, c’est l’arracher à son en-soi pour la faire entrer symboliquement dans notre monde ; et hypostasier cette assomption, c’est construire matériellement ce monde pour en faire techniquement notre milieu. Cela vaut pour tous les milieux vivants, mais plus spécialement pour l’écoumène – l’ensemble des milieux humains, autrement dit la relation de l’humanité avec la Terre. Au niveau ontologique de l’humain, où le technique et le symbolique se sont développés hors de toute proportion avec le reste du monde vivant, les chaînes trajectives ne sont autres que l’histoire ; et au niveau ontologique du vivant en général, elles ne sont autres que l’évolution. Ce mouvement de trajection général qui va de planète en biosphère et en écoumène, c’est ce sur quoi porte mon dernier livre : Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie[13].

7. Au cours de votre itinéraire intellectuel, ce lieu a-t-il pour vous changé de signification ?
            Cet itinéraire a été lui-même le trajet accompli par une trajection. C’est cela qui, petit à petit, a construit l’en-tant-que selon lequel Imintanout existe pour moi. Cette idée de l’en-tant-que écouménal, dont j’ai découvert bien plus tard qu’il pouvait correspondre au als de la manifesteté (Offenbarkeit) heideggérienne[14], je l’ai initialement dérivée d’un concept de l’esthétique japonaise : le mitate (見立て), ou « voir-comme », c’est-à-dire voir le paysage d’un certain lieu comme si c’était un autre lieu. Le voir-comme, par exemple, des « huit paysages d’Ômi » (Ômi hakkei 近江八景), sur les rives du lac Biwa, en tant que les « huit paysages de la Xiang et de la Xiao » (Xiao-Xiang ba jing 瀟湘八景), en Chine centrale[15].  



Fig. 4. L’Antre de la Femelle obscure, au Kunlun (détail).Augustin Berque, encre sur papier, 1970.
            Entre la découverte du mitate et celle du als, il s’est pour moi écoulé plus de trente ans, au cours desquels j’ai petit à petit élaboré ma propre conception de l’en-tant-que ; et dans cette trajection, concrètement, la signification d’Imintanout aussi n’a pour moi cessé d’évoluer, pour en arriver par exemple au voir-comme (au mitate) du Gourzatine en tant que résidence de la Femelle obscure (fig. 4). Ce que j’en dis aujourd’hui, je n’aurais pu le dire hier, ni a fortiori quand j’y habitais autrefois.

8. Quel rapport entre ce lieu et le monde tel que vous le voyez ?
            Ma relation avec Imintanout est aujourd’hui inséparable de celle que j’ai avec Foulma. C’est Foulma qui a rendu possible que j’y revienne pour la troisième fois en avril 2007 – voici tout juste sept ans –, accompagné de plusieurs anthropologues emmenés par ma collègue de l’EHESS Tassadit Yacine, berbérologue et elle-même berbère (kabyle). Il s’agissait d’inciter quelque jeune chercheur à revenir, soixante ans après, sur le terrain de Structures sociales du Haut-Atlas, pour voir comment les choses avaient évolué. Nous n’avons malheureusement pas trouvé preneur. Et cette fois-ci encore – mon quatrième retour à Imintanout – , c’est Foulma qui a organisé notre accueil, à Imintanout, dans les Aït Mhand et à Lalla Aziza, comme auprès du gouverneur de Chichaoua et auprès du directeur de ce qui n’est plus l’« École musulmane de garçons d’Imintanout » (école où en fait il y eut dès le début – à savoir quand mon père, à son arrivée à Imintanout, désaffecta un local de la prison pour en faire cette école – des non-musulmans comme moi et des filles comme mes sœurs), mais aujourd’hui un collège. Or Foulma, c’est typiquement une des ces ONG du monde actuel, dans lesquelles des civils prennent en main dans des buts divers leur propre destin, en l’occurrence « pour le développement », mais avec tout ce que cela peut aussi comprendre aujourd’hui : la protection de l’environnement, l’éducation, l’émancipation féminine… La liste n’est pas limitative, mais l’essentiel, c’est bien la prise en main du local par lui-même dans toute la mesure du possible, sans toutefois concurrencer la politique ni la religion. Il s’agit bien de la montée en puissance de la dimension civile, cette grande question du monde contemporain.   
            Sur un tout autre plan, celui-là ontologique, ma relation avec Imintanout est également celle de la cosmogenèse dont je parlais tout à l’heure à propos de la Femelle obscure. Pour moi, la cluse d’Imintanout symbolise la naissance du monde sensible, cette genesis du kosmos aisthêtos dont parle Platon dans le Timée, avec sa chôra, c’est-à-dire le milieu qui lui permet d’exister concrètement[16]. Cette image, c’est le foyer actif de toute ma mésologie, de toute ma vision du monde.

9.  Y a-t-il une relation entre ce lieu et le thème de la nature ?
            Cela va sans dire. Imintanout, cette « porte du petit puits » par où l’eau sort de la montagne, c’est littéralement le shanshui 山水, « les monts et les eaux » que la nature nous offre, mot qui dans la Chine du IVe siècle, sous les Six Dynasties, a pour la première fois au monde pris le sens de « paysage ». On en a la trace écrite dans les poèmes qui furent composés le 3e jour du 3e mois de 353 au Pavillon des orchidées, Lanting. Mais comme l’écrivit vers 440 le premier théoricien du paysage, Zong Bing, « quant au paysage, tout en ayant substance, il tend vers l’esprit » (zhi yu shanshui, zhi you er qu ling 至於山水、質有而趣霊)[17]. Le paysage est à la fois physique et métaphysique. À Imintanout, il est cette cluse dans les calcaires jurassiques, mais aussi (er ) le symbole de la Femelle obscure, la puissance génératrice de la nature qui naît et renaît indéfiniment à elle-même dans l’ourobore en spirale, c’est-à-dire trajectivement. Comme la langue latine a eu le génie de l’exprimer par le participe futur féminin (natura) du verbe gnascor, naître, la nature est « la devant-naître ». Par la physique et la physiologie comme par la parole humaine, awal, de soi-même ainsi (ziran 自然) mais encore à travers nous-mêmes, trajectivement, natura natura semper : la nature sera toujours à naître !

10. Pourquoi l’espace compte-t-il ?
            D’abord, d’un point de vue positif, c’est que sans espace pour y avoir quelque chose, il n’y aurait rien ; mais c’est un peu trop simple. Déjà, pour la physique contemporaine, l’espace est espace-temps. Du point de vue mésologique, lequel en outre suppose notre propre existence, l’espace-temps, c’est concrètement le milieu-histoire. Le milieu donne chair à l’histoire, qui donne sens au milieu. Il ne s’agit pas là de l’univers que la physique abstrait de notre existence en un espace universel, mais de la cosmicité du milieu qui nous comprend nous-mêmes avec les choses. Et ce milieu, concrètement, il s’incarne toujours en lieux singuliers. Des lieux comme Imintanout, par exemple.

Palaiseau, 22 avril 2014.




[1] Association Foulma pour le développement, la solidarité et la protection de l’environnement, Douar Aït Mhand, commune de Lalla Aziza, Imintanout, province de Chichaoua, Maroc. Contact : foulmas@yahoo.fr
[2] Rôshi (Laozi), VI, éd. par OGAWA Kanju, Tokyo, Chuôkôron, 1973, p.16 (traduction AB).
[3] Je remercie le Professeur Lahsen Hira pour ses traductions et ses explications tout au long de notre séjour dans les Seksawa et à Imintanout.
[4] Plus de précisions sur ce thème dans mon Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010.
[5] Dans ce texte, les noms japonais sont donnés dans leur ordre normal, patronyme en premier.
[6] Paris, PUF, 1956 ; 2e éd. 1978.
[7] Dont je parle dans Légende de Jakbirk aux Aït Mhand, Awal. Cahiers d’études berbères, n° 40-41 (2009-2010), p. 208-211. Repris dans Le 5, allée Jacques-Berque, Nantes, Coiffard, 2011, p. 41-46. V. également mon article Sur les traces de Jacques Berque aux Seksawa, Orients. Bulletin de l’association des anciens élèves et amis des Langues orientales, octobre 2010, p. 63-70.
[8] Dont la version civile fut La rizière et la banquise. Colonisation et changement culturel à Hokkaidô, Paris, Presses orientalistes de France, 1980.
[9] Voir WATSUJI Tetsurô, Fûdo, le milieu humain, Paris, CNRS, 2011 (1935), traduction et commentaire par Augustin Berque.
[10] André LEROI-GOURHAN, Le geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.
[11] Sur ce thème, v. mon Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000.
[12] Jakob von UEXKÜLL, Milieu animal et milieu humain, Paris, Payot & Rivages, 2010 (1934).
[13] Paris, Belin, 2014.
[14] Martin HEIDEGGER, Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde, finitude, solitude, Paris, Gallimard, 1993 (1983).
[15] Sur ce thème, v. mon Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986 ; ainsi quHistoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010.
[16] Sur ce thème, v. mon La chôra chez Platon, p. 13-27 dans Thierry PAQUOT et Chris YOUNÈS (dir.) Espace et lieu dans la pensée occidentale, Paris, La Découverte, 2012.
[17] Sur ce thème, v. mon Thinking through landscape, Abingdon, Routledge, 2013.