mercredi 29 mars 2017

L’eau dans les paysages / Augustin Berque

Pavillon sur l'eau, Chen Hengke,1921 (source)
À paraître dans L’eau à découvert, sous la direction d’Agathe Euzen, Catherine Jeandel, Rémy Mosseri, Paris, Éditions du CNRS, chapitre VI : « Eau et société »

L’eau dans les paysages


Par Augustin Berque

L’eau dans les paysages, ce n’est pas simplement du monoxyde de dihydrogène (H2O) ici et là, chose qui ne se rencontre pas seulement sur la Terre mais ailleurs aussi dans le système solaire. Sur la Terre elle-même, ce n’est pas non plus seulement cette solution aqueuse – l’eau – dont, sous forme de gouttelettes, la structure physique en elle-même aurait été propice à l’apparition de la vie, et qui de toute façon est nécessaire aux êtres vivants, donc à l’existence des écosystèmes. L’eau dans les paysages, c’est même encore quelque chose de plus ; car cela exige l’existence d’êtres humains qui, justement, considèrent cela en tant que paysage. Or à la différence de la biosphère et de ses écosystèmes, contrairement à l’opinion commune, cet « en tant que paysage » sans lequel il ne pourrait y avoir de paysages, il n’a rien d’universel. Il est apparu à un certain moment de l’histoire et dans une certaine culture ; précisément au IVe siècle de notre ère, et en Chine du Sud. C’est à partir de là qu’il s’est répandu ailleurs – en Europe notamment, à la Renaissance, quoiqu’on ne puisse exclure qu’il s’agisse là d’un événement indépendant –, d’abord parmi les élites oisives et cultivées, puis petit à petit dans les autres couches sociales, jusqu’à nous paraître aujourd’hui cette chose universelle : le paysage. N’oublions pas pour autant que voici à peine plus d’un siècle, ce connaisseur en la matière qu’était Paul Cézanne confiait à Joachim Gasquet, le poète et critique d’art, qu’il doutait que les paysans de la région d’Aix eussent jamais vu la Sainte-Victoire. Optiquement certes, ils la voyaient tous les jours, mais en tant que paysage, effectivement, ils ne l’avaient jamais vue ; car voir le pays en tant que paysage – que le pays existe en tant que paysage –, cela exige un certain regard, lequel, pendant longtemps, n’a été l’affaire que des happy few.
            Cézanne avait vu juste, et un peu d’histoire en fournit aisément la preuve. La première trace écrite que nous ayons d’un mot signifiant indubitablement ce que nous entendons aujourd’hui par « paysage » est le recueil des poèmes qui furent composés au bord d’un ruisseau le 3e jour du 3e mois de 353 au Pavillon des orchidées (Lanting), la villa suburbaine du grand calligraphe Wang Xizhi (303-361). Ce mot est shanshui. Il associe les deux sinogrammes shan (montagne) et shui (eau). Dans plusieurs des poèmes du recueil, ce shanshui, « les monts et les eaux », est bien employé au sens de paysage, c’est-à-dire la vue de l’environnement dans un sens esthétique. On remarquera que l’eau en fait partie intégrante. Effectivement, dans la tradition chinoise, il n’y a pas de shanshui possible sans qu’il y ait de l’eau, le plus souvent (mais pas nécessairement) sous forme de torrents dans la montagne. Ces « eaux de la montagne », c’est du reste le sens initial du mot shanshui. En effet, ce mot existait en chinois depuis plusieurs siècles avant la réunion de Lanting, mais jusque là, il n’avait pas le sens de paysage, et nulle connotation esthétique. Il voulait tout simplement dire « torrent », ces eaux de la montagne dont s’occupaient des techniciens pour prévenir leurs débordements, et pour l’irrigation. La poésie l’ignorait, preuve qu’il n’avait pas de connotation esthétique. Et quant à la montagne, elle n’avait nul attrait. On la craignait plutôt, car on y voyait le domaine d’esprits trompeurs et malfaisants.   
            Or tout change après la chute de l’empire Han (220 ap. J.-C.). L’époque troublée qui suit, dite Wei-Jin, voit se développer un mouvement d’érémitisme chez les mandarins, qui se réfugient sur leurs terres. Ils y porteront sur l’environnement un regard de lettrés, c’est-à-dire d’esthètes raffinés, et c’est de ce regard que naîtra la notion de paysage. Dans un poème daté d’environ 300, Visite à l’ermite, le mot shanshui prend pour la première fois une connotation esthétique ; mais cela dans une phrase, « les eaux de la montagne ont un son pur », où il s’agit encore bien d’un torrent, plutôt que du paysage. Ce n’est qu’un demi-siècle plus tard, et du reste sous l’influence de ce poème qui connut une grande faveur, que shanshui en est venu à prendre le sens de « paysage », comme en témoignent plusieurs des poèmes composés au Pavillon des orchidées.
            Les mandarins en question étant des fonctionnaires, leur devoir était pourtant de travailler en ville, dans l’administration. Eux qui avaient inventé la notion de paysage, ils inventeront ensuite le jardin paysager, qui en pleine ville reproduit l’aspect d’un paysage naturel. L’eau, bien entendu, y est indispensable, sous forme de ruisseaux, de cascades et de mares disposés dans une liberté qui contraste avec la géométrie orthogonale de la ville alentour. Dans Upon the gardens of Epicurus, William Temple, qui en avait entendu parler, en écrit en 1685 que les Chinois appelleraient cette disposition sharawadgi, mot qui semble plutôt venir du japonais sorowazu (ne pas aligner). Le premier traité de l’art des jardins en Asie orientale, le Sakuteiki (XIe siècle), dit effectivement que le pont qui accède à l’île, sur la mare, doit être axé autrement (sujikae) que le bâtiment qui fait face au jardin.
            Quoi qu’il en soit, c’est bien ce principe du sharawadgi qui devait inspirer au siècle suivant le jardin anglo-chinois, dont l’une des plus charmantes réalisations fut en France le jardin de Marie-Antoinette au Petit Trianon, avec ses étangs placides, ses collines et leurs eaux primesautières. Dans ce jeu fantasque de l’eau avec le relief, c’était bien l’esprit du shanshui qui était à l’œuvre, et c’est lui toujours que nous recherchons dans le paysage.

Pour en savoir plus
Augustin BERQUE, La Pensée paysagère, Paris, Archibooks, 2007 ; Marie-France DUPUIS-TATE et Bernard FISCHESSER, Rivières et paysages, Paris, La Martinière, 2003.